La malédiction
Il était une fois, dans un royaume lointain, bien caché du reste du
monde, un roi et une reine qui s’aimaient tendrement. Ils s’aimaient depuis
leur première rencontre et leur amour n’avait jamais cessé de grandir. Bien
sûr, parfois ils se disputaient, mais cela ne durait pas bien longtemps car ils
se sentaient alors si malheureux, qu’ils n’attendaient pas pour se demander
mutuellement pardon et ainsi retrouver le bonheur. Il ne faisait jamais trop
froid dans ce pays, ni trop chaud d’ailleurs. Les moissons étaient toujours
bonnes et, chaque année, elles donnaient lieu à de grandes fêtes populaires où
tout le monde, nobles et paysans, chantait et dansait jusqu’à ne plus pouvoir
se tenir debout. La nourriture était abondante et bon marché. Ainsi, personne
ne mourait de faim et, lorsque vous étiez dans la gêne, il se trouvait toujours
quelqu’un pour vous aider. Par ailleurs de grands écrivains, poètes ou
musiciens composaient des œuvres sublimes qui faisaient le bonheur de tous,
lors de spectacles multiples et variés, auxquels assistaient le roi, la reine
et leur fils.
La reine était très belle
et douée d’une grâce qui la distinguait de la plupart des femmes de son
royaume. Elle était simple. Elle n’avait rien de ces belles, parées de bijoux
et d’étoffes précieuses, qui ne possèdent aucune grandeur et qui pourtant se
rêvent en princesses irrésistibles. De plus, sa grande bonté lui valait la
considération et le respect de tous et lui évitait les jalousies mesquines. Le
roi, un brave bonhomme, rondouillard, tranquille et sans histoires faisait le
bonheur de sa femme par son humour, son intelligence, sa grande érudition et
l’amour démesuré qu’il portait à son fils. Et ce dernier, ce fils, comment
était-il ? Beau comme le soleil, doux comme la brise d’un soir d’été,
toutes les filles du royaume en étaient amoureuses. Il avait reçu la meilleure
éducation possible dans tous les domaines possibles. Il savait les
mathématiques, la littérature et même la cuisine. Il montait à cheval, maniait
les armes à la perfection lors de combats amicaux avec les autres garçons de
son âge et, par-dessus tout, il adorait ses parents qu’il essayait de
satisfaire chaque jour. Ces derniers lui avaient construit un château au bord
d’un grand lac près de la forêt. Il vivait là, entouré de tous ses amis et de
leurs familles. Ce château, avec le temps, était devenu prospère. On y trouvait
tous les corps de métiers depuis le sabotier jusqu’à l’éleveur de bétails et,
tout autour, s’étendaient de grands champs et de riches vergers qui
fournissaient blé et fruits en quantité. Ainsi, comme dans le grand royaume, on
y vivait plutôt heureux. Cela ravissait les parents du prince qui voyaient
ainsi que leur fils pourrait devenir à son tour, un grand monarque pour la joie
et le bonheur de tous.
Bref, tout allait bien au pays du roi
et de la reine. Tout aurait pu continuer ainsi pendant longtemps dans le
royaume, si une sorcière, très laide et très méchante, qui détestait par-dessus
tout, cette famille heureuse, n’avait pas choisi d’y vivre. Cette mauvaise
femme était la mère d’un garçon qui avait à peu près le même âge que le prince.
On se demandait d’ailleurs comment cela se faisait car on n’avait jamais trouvé
dans le royaume un homme qui eût songé, ne serait-ce qu’un instant, à
l’épouser. Mais bon, elle devait bien avoir un amoureux quelque part, peut-être
dans un autre pays ? La sorcière enrageait de voir ce prince si beau, si
instruit, si courageux, si aimé de tous, quand son fils, qui vivait avec elle,
n’avait d’autres occupations que de dormir toute la journée. Ce garçon n’était
pourtant pas bête, ni laid. Il était plutôt robuste mais il ne s’intéressait
pas à la vie. Il faut dire qu’être né d’une mère pareille ne motive pas
forcément à se lever le matin.
Tous les ans, au printemps, on organisait
un beau tournoi dans le but de désigner le plus grand guerrier de la région. De
partout, venaient alors de valeureux garçons, prêts à toutes les épreuves car
ce titre assurait pendant une année entière la gloire, la richesse et l’amour
des filles du royaume. Un midi, la sorcière réveilla son fils et lui dit :
« Habille-toi ! Tu sais que bientôt se déroulera un tournoi
qui désignera le plus grand guerrier du royaume ? Eh bien, tu vas y
participer…Et tu vas gagner ! Mais pour cela il va falloir que tu
t’entraînes. »
Elle lui donna une épée, un bouclier et elle cracha par terre.
Aussitôt, jaillit du sol un colosse tout
en armure, à la tête de momie et au corps de gorille. Elle dit à son
fils :
« Vas-y, frappe ! Et terrasse-le ! »
Le garçon leva difficilement son épée et porta un coup si faible au
monstre que celui-ci ne se rendit compte de rien. Puis, à son tour, le monstre
frappa violemment le pauvre garçon qui n’eut que le temps d’interposer son
bouclier pour ne pas être découpé en deux. Le choc fut terrible et le fils de
la sorcière s’en alla rouler à terre. Il se releva péniblement et reprit le
combat. Mais la lutte était inégale et, tout le restant de la journée, le
garçon reçut des coups. Alors le soir, découragé, fatigué, pressé d’en finir,
il finit par s’énerver et, levant son épée, il jeta ses dernières forces dans
la bataille. L’assaut fut terrible et, pour la première fois, son adversaire
tomba à terre. Heureux et surpris, le fils de la sorcière dit à sa mère :
« C’est moi qui ai fait ça ? »
Elle lui répondit :
« Eh bien, tu vois mon petit, lorsque tu t’en donnes la peine tu y
arrives ! »
Fier et joyeux, il promit alors qu’il allait s’entraîner pour être fin
prêt pour le tournoi. Et c’est ce qu’il fit.
Le grand jour arriva. Et
de partout, il vint des princes, des paysans, tous sélectionnés pour leur
courage et leur habilité au maniement des armes. Toutes les filles et tous les
garçons s’étaient également donnés rendez-vous ici. Car chacun et chacune
espérait trouver l’amour en ce jour de fête. Partout on riait, on chantait, on
dansait, on se régalait des meilleurs vins.
Le tournoi commença.
Les règles en étaient simples. On se combattait un contre un, armé d’une
épée, d’un bouclier, et protégé par une cotte de maille. Le premier à terre
perdait le duel. Il était interdit de blesser son adversaire ou pire de le tuer
sous peine d’emprisonnement à vie. D’ailleurs, le tranchant et la pointe des
épées étaient émoussés pour éviter les accidents.
C’était un jour de fête et il faisait
très beau. Alors en tout lieu on s’embrassait. On s’embrassait derrière les
meules de foin, sous les tonnelles, dans de petits bateaux qui voguaient
paisiblement sur la rivière. On s’embrassait en plein soleil dans un champ de
luzerne ou à l’ombre des grands chênes pour ne pas être surpris. On se faisait
des bisous pour s’amuser et même parfois, plus sérieusement, parce que l’on
était amoureux. Et souvent, les bisous se transformaient, au fil des heures, en
baisers passionnés, tandis que des baisers sérieux redevenaient plus légers. En
ce beau jour, de nombreux mariages furent promis.
Les combats se déroulèrent tout le
jour. Ils furent très disputés cependant, on ne déplora aucun blessé. Vers huit
heures du soir, seuls, le prince et le fils de la sorcière restaient en lice. Ils
commencèrent doucement le combat. C’était jour de fête n’est-ce pas ? Mais
très vite, on se rendit compte que le fils de la sorcière ne jouait pas. Il
voulait vraiment être reconnu comme le plus grand du tournoi. Il lançait des
attaques si puissantes contre le prince que ce dernier se serait écroulé sous
les coups, s’il n’avait pas été un prodigieux guerrier. Les bisous avaient
cessés et chacun retenait son souffle. Même les oiseaux avaient cessé de
chanter : On sentait qu’un drame pouvait arriver. Mais le prince tint bon
et la surprise passée, il reprit la direction du combat. A son tour, il
manœuvra si adroitement qu’il finit par renverser son adversaire. Celui-ci
tomba à terre et, à la grande satisfaction de tous, le fils du roi et de la
reine fut déclaré vainqueur.
Le prince s’approcha, face
à la tribune royale pour recevoir le
prix des mains de son père. Derrière lui les gens criaient
« hourra ! » et applaudissaient à tout rompre. Alors la
sorcière, ivre de rage, sortit de la foule, s’avança en le montrant du doigt et
vociféra:
« Il n’est pas écrit, qu’aujourd’hui, tu deviennes le plus grand
guerrier du royaume ! Tu en seras plutôt le plus petit ! Je te
condamne toi et tes sujets à n’être pas plus grand que le petit doigt d’une
main et à vivre ainsi jusqu’à ton dernier jour ! »
Aussitôt, le prince et ses sujets devinrent aussi petits que le petit
doigt d’une main. La sorcière ajouta :
« De plus, tu habiteras loin d’ici, de sorte que tu ne puisses plus
revoir ni ton père ni ta mère. »
Alors le prince, ses sujets et son château, devenus minuscules, furent
transportés en haut de la montagne et la sorcière se mit à rire, d’un rire
maléfique qui glaça le sang de tous.
Ce fut, pour le couple
royal, un choc terrible. La reine se mit à pleurer et le roi, posant sa main
sur son épaule, tenta de trouver les mots qu’il fallait mais ce ne fut pas
facile. Le désespoir de la reine fut immense et son mari, bien que très
courageux, sentait également monter en lui une tristesse infinie. Mais, me
direz-vous, comment se fait-il qu’aucune fée n’intervint pour contrer cette
malédiction ? Eh bien, tout simplement parce que ce jour-là, aucune
d’entre elles n’assistait à la fête. Ce tournoi, nous l’avons dit, était avant
tout un jour de réjouissance et se passait toujours bien. Aucun ennui n’en
avait jamais troublé le bon déroulement. Alors, au fil des ans, les fées
avaient pris l’habitude de se réunir à ce moment-là, pour un pique-nique entre
copines. Ainsi, à l’instant de la catastrophe, elles se partageaient un poulet
froid, sous un arbre, au bord d’une rivière qui coulait paisiblement, loin de
la tragédie qui se jouait pour la famille royale. Le soir, à leur retour, elles
furent terrifiées par la nouvelle.
Le petit château s’élevait maintenant
dans une plaine en haut de la montagne. Mille personnes, toutes de la taille
d’un petit doigt y habitaient. On trouvait là, des meuniers, des guerriers, des
vaches, des volailles, des moutons, des semences et même un poète. Les premiers
temps furent difficiles. En effet, on évitait de trop manger car on avait peur
de manquer de nourriture. Cependant, on finit par planter du blé, des arbres
fruitiers et des légumes. Quelle bonne surprise, lorsque l’on s’aperçut que
tout poussait très vite et que toutes ces plantes devenaient géantes ! Ainsi,
les pommes étaient immenses, trente hommes pouvaient y croquer. Un seul épi de
blé donnait de la farine pour vingt pains et d’un raisin, on tirait cinq litres
de vin. En fait, il s’agissait là d’un charme des fées car elles n’avaient pas
abandonné le prince. Et, à défaut de pouvoir rompre la malédiction, elles
essayaient d’en atténuer la rudesse en lui permettant d’avoir de la nourriture
en abondance. De même, près du château, sur un pic rocheux, nichait un aigle royal. Pour les habitants il
représentait une menace terrible et on avait peur que, brusquement, il se
décide à fondre, les ailes déployées, pour gouter à ses petits êtres qui, d’en
haut, ressemblaient à s’y méprendre à de petites souris. Fort heureusement les
fées l’avaient, par magie, rendu myope et, dorénavant, il ne voyait pas plus
loin que le bout de son bec. Il ne remarquait même pas la présence du château.
Il lui aurait fallu de puissantes lunettes. De plus, grâce à leurs pigeons
voyageurs qui, pour le coup, transportaient
la nourriture avec leurs pattes, les fées envoyaient de la viande rouge,
au grand oiseau qui n’avait même plus à chasser pour manger. Tous les matins
son nid était empli de morceaux de bœuf bien saignants. Repu, il restait dans
son repaire toute la journée.
Mais la reine, restée dans la vallée,
se lamentait de ne plus voir son fils. Elle pleurait sans cesse et ne trouvait
de consolation que dans la compagnie de son époux. Elle interrogeait sans cesse
les fées pour connaître le moyen de retrouver le prince. Mais ces dernières
n’avaient pas de réponses à lui donner. Elle décida de lui écrire comme elle le
faisait quand, enfant, il demeurait loin d’elle. Elle rédigea une lettre dans
laquelle elle lui parlait des tourments que lui causait son absence. Elle lui
demandait de revenir et le priait de répondre dès qu’il aurait reçu son
message. Elle souffla sur le papier, les lettres s’en détachèrent et flottèrent
au-dessus de la table. Elle dit :
« Vole ! Vole vers mon enfant.
Que ni le vent, ni l’orage
Ne perturbe ton voyage. »
Alors les lettres se rassemblèrent en un petit oiseau qui s’envola bien
vite par la fenêtre. Un petit oiseau couleur de désespoir.
Dans le petit château, on
s’amusait fort bien. La nourriture était abondante, on organisait de belles
fêtes et surtout, le prince était amoureux. Il avait rencontré une jeune fille.
Elle l’aimait secrètement depuis de nombreuses années mais elle n’avait jamais
osé l’approcher. En bas, le jeune homme ne l’avait jamais remarqué : Il
avait trop d’occupations. Mais là, il était plus détendu. Elle avait su le
charmer par sa grâce, sa beauté et son intelligence. Alors, l’amitié agréable
et divertissante qu’il éprouva très vite pour elle lors de leurs premières
rencontres, se mua, au fil du temps, en un amour passionné. Aujourd’hui, il ne
pouvait plus se passer d’elle et il souhaitait l’épouser.
Le prince était assis à
son bureau lorsque l’oiseau couleur de désespoir arriva. Les lignes se
reformèrent et se posèrent sur une feuille de papier blanc qui se trouvait là.
Le prince lut la lettre et fut bien affligé d’apprendre que sa mère souffrait
tant. Cependant, lui n’était pas malheureux alors, pour la consoler, il
entreprit de lui répondre et rédigea sa lettre en ces termes :
« Chère maman, je suis bien ennuyé de savoir que mon éloignement
vous rend si triste. Mais ne vous souciez guère. Ici nous ne manquons de rien
et, maintenant, je suis accompagné de la plus charmante personne qui soit. Elle
est belle comme le jour et je crois que j’en suis très amoureux. Bien sûr, il
me tarde de revenir parmi les hommes et je n’apprécie pas beaucoup d’être aussi
petit mais, encore une fois, sachez que je ne suis pas malheureux. Votre fils
qui vous aime. »
Il souffla sur les lettres :
« Vole ! Vole vers ma douce maman.
Que le soleil et les nuages
Accompagnent ton voyage »
Un petit oiseau couleur d’espoir pris son envol par la fenêtre.
Mais la sorcière surveillait le petit
château. Alors elle mit sur la route de l’oiseau un parchemin ensorcelé. Ainsi
les lettres se posèrent et elle put lire le message. Elle entra dans une rage
folle :
« Comment ? Il est heureux ? Il est amoureux ?
L’ai-je banni pour entendre de telles horreurs ? Cela ne va pas se passer
comme cela ! Que son château et tous ses occupants soient transportés au
milieu des marais ! » Ainsi fut fait et instantanément tous se
retrouvèrent en ces lieux maudits.
Une épaisse brume recouvrait l’endroit,
telle une chape impénétrable que le soleil n’arrivait pas à percer de ses
rayons. Il faisait très sombre et on ne voyait guère à deux pas. A la surface
des eaux, éclataient des bulles d’air qui dégageaient des odeurs
pestilentielles tandis que, sous la surface, on devinait des bêtes issues des
cauchemars les plus effrayants. Sur les terres, de nombreux arbres aux troncs
tordus et aux branches cassées semblaient comme autant de misérables pétrifiés,
endormis pour l’éternité. Le petit château s’élevait maintenant sur une île
perdue au milieu de ces marécages. En son sein, très vite, toute joie avait
disparu et l’on tremblait, à la fois de peur et de froid. Des crapauds et des
serpents, gigantesques pour les petits habitants du lieu tournaient autour de
la bâtisse. Attirés par l’odeur de la chair fraîche, ils tentaient de s’y
introduire pour y déguster un bon repas. Beaucoup de gens tombèrent malades et
bientôt, la mort devint une compagne de tous les jours. Le désespoir envahit le
prince lorsque sa fiancée fut atteinte par
un mal étrange qui la força à rester au lit avec une forte fièvre. Mais
le pire était encore à venir car bientôt se présenta un géant terrifiant, un
géant aux yeux de pierre. Il soulevait le toit du château et attrapait, au
hasard, une ou deux personnes qu’il croquait sans tarder. Terrifiés, les gens
tentaient de se cacher mais le géant revenait chaque jour et dans ses yeux on
ne voyait aucun remords, aucune pitié, aucune trace d’humanité.
Alors le prince demanda de l’aide à sa
mère. Il lui écrivit plusieurs fois, lui demandant d’apporter à manger car lui
et ses sujets avaient faim. Il lui demandait également de venir le chercher pour
le sortir de cet enfer. Et la sorcière interceptait l’oiseau et riait beaucoup
au récit de ses malheurs. La reine, de son côté ne recevait aucune nouvelle.
Son angoisse augmentait chaque jour. Un matin, la sorcière décida de punir
encore plus cette famille. En se faisant passer pour le prince, elle écrivit à
la reine une lettre dans laquelle elle lui expliquait qu’une barque
l’attendrait le lendemain, à l’aube, afin qu’elle traverse le marais jusqu’au
château. La reine en fut bouleversée et ne put dormir cette nuit-là. Le
lendemain, elle partit donc de bonne heure, accompagnée d’une servante qui
emmena avec elle, outre un sac de vivres, trois petits coffres remplis de
richesses. Elles parvinrent au rivage où effectivement une barque l’attendait
avec, à son bord, un gros homme chauve, à la peau verte et visqueuse, telle
celle des grenouilles. C’était la sorcière qui avait pris cette apparence. Elle
jubila en voyant arriver sa rivale et lui indiqua, d’un geste, qu’elle et sa
servante pouvaient monter à l’avant de l’embarcation. La reine était très
triste mais très belle. Dans le malheur, elle avait su garder sa dignité.
« Il y a un prix à payer, dit la sorcière.
— je
le sais, lui répondit la reine qui croyait parler à un simple passeur. J’ai
apporté des pierres précieuses.
— J’accepte
tes pierres, lui répondit la sorcière. »
Et la servante ouvrit le coffre qu’elle vida dans le sac de la sorcière.
« Bien…Bien…fit cette dernière. Mais je crains que cela ne soit pas
suffisant.
— J’ai
d’autres richesses, lui répondit la reine.
— Il
ne s’agit pas de richesses…Je veux que tu abandonnes ta jeunesse ! »
La reine tressaillit à ces mots mais elle ne réfléchit pas longtemps et
accepta le marché. Sa jeunesse s’envola et la barque quitta la rive. Cependant,
la servante avait ouvert discrètement le premier coffre, qui était à présent
vide, et la jeunesse de la reine s’y était réfugiée. La servante referma le
coffre pour la garder bien à l’abri.
La barque accosta près du
petit château. La reine voulut descendre mais la sorcière l’en empêcha :
« Voici, j’ai rempli mon contrat. Pour le peu que vous m’avez
donné, je ne peux vous autoriser à en voir plus.
— Mais
c’est impossible ! Il faut que je lui parle !
— Alors,
il faudra revenir demain. »
Et la sorcière à l’air de grenouille, partit d’un rire gras et moqueur.
Elle plongea ses avirons dans l’eau et, d’un grand coup, elle éloigna
l’embarcation du rivage.
Les rides avaient envahi
le visage de la reine. Et ses mains flétries semblaient celles d’une
centenaire. Ses cheveux avaient blanchi et elle tremblait légèrement. Mais elle
restait belle et gracieuse. En la voyant, la plupart des gens eurent mal pour
elle car ils l’aimaient beaucoup. Ils savaient qu’il s’agissait là d’un sort et
ils continuaient à la respecter. Toutefois, certains se demandèrent s’il était
raisonnable de laisser les affaires du royaume à une vieille personne qui,
peut-être, n’avait plus toutes ses facultés. Ainsi, parmi la population, des
rumeurs se propagèrent, des médisances circulèrent. Certains se disaient qu’il
y avait là un coup à jouer et des femmes se voyaient déjà à la place de la
reine. Lorsque le malheur frappe un royaume, des personnes sortent toujours de l’ombre et
tentent d’imposer leur point de vue souvent funeste au reste de la population.
Le lendemain, la reine se présenta sur
les berges du marais. La même servante l’accompagnait. Elle avait apporté avec
elle les trois petits coffres. La sorcière, toujours sous l’apparence du gros
homme à la peau verte, les attendait.
« Alors, dit-elle qu’as-tu à m’offrir aujourd’hui ?
— J’ai
de l’or, répondit la reine.
— J’accepte
ton or. »
Et la servante vida le deuxième coffre dans le sac de la sorcière.
« Parfait ! Dit-elle d’un ton satisfait. Mais il me faut
plus ! »
La reine, résignée, demanda faiblement :
« Que désirez-vous de plus ?
— Je
veux ta grâce ! »
Alors elle abandonna sa grâce. Cependant, comme la première fois, la
servante avait gardé le coffre ouvert : la grâce de la reine s’y réfugia.
Mais comme le matin précédent, elle ne
put descendre de la barque. « Il faut que tu reviennes demain, lui dit la
sorcière. » Et la reine accepta car
elle désirait par-dessus tout revoir son fils.
La reine avait perdu sa jeunesse et sa
grâce mais elle demeurait fort belle. Elle était voûtée, ses gestes étaient
devenus gauches et elle se montrait, à table, elle qui avait toujours servi
d’exemple aux plus belles, d’une horrible maladresse. On commençait à la
moquer. On riait et les plus virulents réclamaient son départ. Mais, elle,
pétrie de chagrin, ne se souciait pas de ce que l’on disait. Elle voulait
revoir son fils.
Le lendemain, à l’aurore,
la sorcière, toujours sous l’apparence du passeur lui demanda :
« Alors, que m’apportes-tu ?
— J’ai
apporté avec moi mes plus beaux bijoux.
— Montre
les moi…Oui…Ils sont jolis…Très beaux même. Je me vois bien avec ce collier
autour du cou. Et cette bague ? C’est un vrai diamant ?
— Bien
sûr, répondit la reine.
— Je
crois que cela ira.
— C’est
vrai se réjouit la reine ?
— Oui,
donne-les-moi. »
Alors la servante ouvrit le troisième coffre et vida son contenu dans le
sac de la sorcière.
Ils quittèrent la berge. Le bateau
glissait lentement. Puis, le brouillard enveloppa tout et bientôt on ne
distingua plus aucun rivage. Dans le silence, le clapotis de l’eau restait le
seul bruit rassurant de cette sinistre traversée, troublée seulement de temps
en temps, par le cri lugubre d’un oiseau, proche ou lointain, on ne le savait
pas. La sorcière ne disait plus rien et ramait lentement. Elle soufflait,
fatiguée, car son corps, gros, vert et visqueux supportait mal l’effort
prolongé qu’imposait cette navigation. Mais elle triomphait : bientôt elle
aurait sa revanche. La barque accosta. Les deux femmes et la sorcière
descendirent sur la terre ferme. Le petit château s’élevait là. La reine, six
fois plus haute que lui, se demandait comment il fallait faire pour voir ses
habitants. Elle se tourna vers le passeur resté en arrière et, saisie de
stupeur, elle vit la sorcière à la place.
« Te voici au bout du voyage, lui dit cette dernière. Si tu veux
pénétrer à l’intérieur, il faudra que tu me donnes bien plus que de l’or ou des
bijoux. Si tu acceptes mon marché la malédiction sera levée et ton fils
retrouvera la liberté.
— Que
faudra-t-il que j’abandonne encore, répondit la reine accablée. Je n’ai plus
rien à vous donner si ce n’est ma vie !
— Eh
bien, c’est précisément ce que je veux… ta vie…
— Non,
je ne peux pas ! Je vous en prie ! supplia la reine.
— La
malédiction ne sera levée qu’à ce prix. Choisis. Pourrais-tu vivre en sachant
le sort misérable fait à ton enfant ?
— C’est
trop dur…
— Tu
refuses ?
— Non !
S’écria la reine…J’accepte !
— Voilà
qui est raisonnable. »
Alors la reine, la servante et la sorcière devinrent aussi petites que
les habitants du château et ainsi, elles purent rejoindre le prince et ses
compagnons.
Lorsqu’elle vit son fils,
la reine se mit à pleurer et se précipita vers lui. Ils s’embrassèrent
longuement. Le fils était très amaigri et dans le lit, au fond de la pièce,
dormait sa compagne toujours très malade. Il faisait très froid et des
gouttelettes d’eau suintaient des murs.
La sorcière interrompit les retrouvailles.
« Tu connais les termes du contrat…
— Oui,
répondit tristement la reine.
— Alors
voici un couteau. »
Le prince suivait ce dialogue sans rien comprendre. Et, avant qu’il
n’ait eu le temps de réagir, sa mère se planta le couteau de la sorcière dans
le cœur. Elle tomba à terre et le prince, ivre de chagrin, se précipita vers
elle.
« Pardonne-moi, dit-elle faiblement… Pardonne-moi… » Et elle
mourut.
Cependant, la servante avait ouvert le
troisième coffre et la vie de la reine s’y réfugia. Le prince s’empara du
couteau et fou de rage, il tua la sorcière. Le charme était rompu. Le château
et ses habitants retrouvèrent leur grande taille et la place qu’ils avaient
toujours occupée, au bord du grand lac, près de la forêt. Mais la reine était
morte. Alors la servante se dévoila : C’était une fée ! Elle ouvrit
le troisième coffre : La vie en sortit et revint dans le corps de la
reine. Elle ouvrit les yeux et sourit. Puis la fée ouvrit le second coffre :
La reine retrouva sa grâce. Et enfin, en ouvrant le dernier coffre, la fée
rendit sa jeunesse à la reine. Elle se releva et embrassa son fils. Est-il
besoin de vous décrire le bonheur de tous face à ce dénouement heureux ?
Le prince avait cru perdre sa mère : elle était revenue à la vie. De son
côté la reine retrouvait son fils : la malédiction n’était plus qu’un
mauvais souvenir. Le roi rejoignit son enfant et sa femme. Leurs retrouvailles
donnèrent lieu à une grande fête. Très vite, la fiancée du prince se remit de
sa maladie ; ils se marièrent deux jours plus tard devant le roi et la
reine. Cette cérémonie fut la plus belle jamais organisée dans le royaume. De
toute part, on apporta des présents à l’heureux couple. Un prince hindou qui
passait par là offrit même un éléphant couvert de diamants aux amoureux. On
plaça le pachyderme dans l’écurie, avec les chevaux, en attendant de trouver
mieux. On dansa pendant toute une semaine et tout le monde se sépara, fatigué,
mais heureux comme si une nouvelle vie commençait pour chacun, une vie remplie
d’amour et d’enfants. Mais n’oublions pas le fils de la sorcière. Car lui aussi
finit par se marier. Et grâce à sa femme il apprit à aimer la vie