Prince
Mathieu
« Bougre d’âne ! Pourquoi diable ai-je un fils si
stupide ? Quel empoté ! Mais quel empoté ! » C’était le
père de Mathieu qui criait ainsi. Mathieu, d’un geste maladroit, avait fait
tomber la cruche de cidre sur le sol en terre. Et elle s’était brisée en mille
morceaux. Il essayait de son mieux de réparer les dégâts mais son père ne le
laissait pas faire. « Quel idiot ! Mais quel idiot ! Laisse
cela, lui dit son père. Je vais m’en occuper. File ! » Alors Mathieu
redressa lentement sa longue carcasse, (il était très grand, il dépassait son
père d’une tête et demie), il mit ses longues mains dans les poches de son
pantalon et, tête baissée, il se dirigea vers la porte. Là, fièrement, il
s’enhardit : « De toute façon, je m’en fiche bien de tes
reproches. Tu n’es pas mon père. Moi, ma famille, elle est ailleurs. Et elle ne
vit pas dans une ferme, elle ! Moi, fils de paysan ? Allons donc...
— Oui, oui... Je sais,
Prince Mathieu... Je sais... En attendant, prends le panier de pommes et
d’épluchures et va nourrir les cochons. »
Le fermier se tourna
vers sa femme qui avait assisté à la scène. Visiblement, elle s’était bien
amusée. En riant encore, elle dit à son mari : « Tu ne devrais
pas le tourmenter comme cela. Tu sais bien qu’il est un peu benêt ! Mais
il est gentil ! » Mathieu n’entendit pas cela. Il avait pris le
panier et, en grommelant, s’était éloigné.
L’enclos était derrière la maison. La route principale du
village passait devant la maison et au bout, se dressait la silhouette du
château. On était au milieu de l’été, il faisait très chaud; les contours
imprécis de la grande bâtisse tremblotaient dans l’air vaporeux. Le soleil,
superbe, brillait de mille feux. Mais pour l’instant, les trois cochons se
roulaient joyeusement dans la fange. Vraiment, ils avaient l’air de bien
s’amuser ! Lorsqu’ils virent arriver Mathieu et son panier, ils se
précipitèrent vers l’auge en grognant de plaisir. Ils
disaient : « Youpi ! Youpi ! Voilà notre ami Mathieu
qui nous apporte de bonnes choses ! Vraiment, qu’il est gentil ce
Mathieu ! » Mais le garçon, qui, d’habitude avait toujours un mot
aimable pour ces bêtes, ne cessait lui aussi de grogner. « Moi, fils
de paysans ? Allons donc... J’ai bien trop de délicatesse et d’esprit pour
cela. Nourrir les cochons... Tiens, je devrais tout laisser par terre et
rejoindre dans l’instant ma vraie famille ! » Il se mit à rêver, les
yeux fermés, les mains appuyées sur le poteau de l’enclos. Il se voyait en
habits, à la cour, entouré de toutes les marquises du pays : « Que vous
êtes beau ! Lui disaient-elles. Et comme vous êtes fort !
Racontez-nous encore la fois où vous avez terrassé dix chevaliers pour sauver
votre belle... » Et il souriait de bonheur. À cet instant, un cochon
grogna plus fort. Mathieu rouvrit les yeux. « Oui, oui, fit-il. Je vous
donne à manger. » Et il vida son panier dans la mangeoire.
Mathieu avait vingt ans. Il vivait avec ses parents, deux
honnêtes paysans, dans la maison, à la sortie du village. On ne peut pas dire
que la famille était riche, mais elle n’était pas pauvre non plus. Outre les
cochons, ils possédaient des poules, des canards et un lopin de terre qui leur
permettait de cultiver beaucoup de légumes. Comme ils produisaient plus qu’il
ne leur en fallait, ils vendaient tous les samedis, sur le marché, des œufs, du
saucisson, des tomates, toutes sortes de choses qui leur assuraient un petit
revenu. La mère de Mathieu, habile de ses mains, exécutait des napperons,
parfois des couvre-lits, en fine dentelle de coton et avec un certain succès. De
riches marchands venaient lui acheter ses ouvrages pour les revendre aux
nobles. De plus, le seigneur du château était plutôt bon et les impôts, le cens
et la taille, peu contraignants. Les parents de Mathieu, comme presque tous les
gens du village, étaient donc plutôt heureux. Mais le garçon, lui, n’était pas
satisfait. Il n’avait jamais accepté sa condition de paysan. Lorsqu’il était
petit, déjà il rêvait en voyant les châtelains traverser le village sur leurs
beaux chevaux. Il voulait les suivre, galoper avec eux jusqu’au bout du monde.
Et il se disait : « Assurément, ma place est là. Je suis né pour
les honneurs et la gloire, pas pour être serf ! » Il rêvait, il
étudiait des solutions pour les rejoindre : « Et si je les
suivais à cheval ? Ils ne se rendraient pas compte de la supercherie et me
prendraient pour un des leurs ! Et une fois entré dans le château, plus de
soucis. Je séduis la plus belle des femmes de la cour et voilà, je deviens
prince ! » Mais il se ravisait : « Hélas, je n’ai pas
de cheval et encore moins une tenue convenable, ils verront tout de suite que
je ne suis qu’un simple paysan. » Il réfléchit : « Je
devrais peut-être tuer un de ces visiteurs pour prendre sa place, entrer dans
le château avec son cheval et ses habits et m’installer sans me faire
remarquer ? » Ainsi, petit à petit, de théories en théories, il avait
fini par se persuader de son bon droit : à sa naissance, on avait dû se
tromper et le donner par erreur à une famille de paysans. Il devait y avoir un
malentendu. Il ne savait pas très bien, mais il cherchait. Puis, un matin, tout
naturellement, il en arriva à la conclusion qu’il était le fils du seigneur du
château. Cette idée s’ancra profondément en lui et dès lors, elle ne le quitta
plus.
Il fit part de sa découverte à ses parents, qui, bien sûr ne
le prirent pas au sérieux. Puis il l’annonça à tout le village. On rit
beaucoup, on se moqua gentiment, mais, comme il insistait, on finit par se dire
qu’il avait perdu la tête. Les enfants le surnommèrent « Prince Mathieu ».
Alors, pour ne pas le contrarier, on adopta ce sobriquet et il ne fut plus
appelé que comme cela. Mathieu fut donc accepté un peu comme le benêt du
village. Car en plus de ses étranges idées, il faut bien dire qu’il n’était pas
très malin. Mais il était gentil, alors...
Après avoir vidé son panier, Mathieu regarda un moment les
cochons qui à présent se goinfraient goulûment et cela lui donna envie d’aller
manger à son tour. Il revint dans la maison, prit un morceau de pain, un bout
de saucisson, s’assit à la table et se mit à mastiquer consciencieusement. Une
grosse mouche virevoltait dans la pièce. Le garçon la suivit des yeux. Il se
dit qu’il aurait bien voulu être une mouche pour pouvoir voler comme cela,
seulement, tout de suite après, il pensa alors qu’on lui arracherait les ailes.
Brrr ! Il frémit à cette idée mais cela lui parut intéressant et il
entreprit d’attraper l’insecte. Il lui tendit un piège. Il étala de la
confiture sur la table et, le couteau prêt à frapper, il attendit. La mouche se
posa. Tchac ! Le couteau s’abattit et la coupa en
deux. « Hourra ! » s’exclama le jeune homme en se relevant
brusquement, les bras levés en signe de victoire. À cet instant, sa mère entra
et lui demanda ce qui le rendait si joyeux. Il lui expliqua toute l’affaire. « C’est
bien, lui répondit-elle en souriant, tu es un grand chasseur de mouches. »
Mathieu, visiblement flatté, l’embrassa et décida qu’il était fatigué. Il se
dirigea dans sa chambre puis s’allongea sur son lit. Les yeux grands ouverts,
il laissa comme à son habitude son esprit vagabonder : «
Ha ! Si je vivais au château, je serais si heureux ! Finis les
cochons, les poulets, les corvées. J’épouserais la plus belle des filles,
j’irais chasser avec mes amis... » Il ferma les yeux et, en souriant, il
se promit qu’un jour il irait trouver le seigneur du château. Il ne sortit de
sa chambre que pour le dîner et, après une soirée près de la cheminée, au cours
de laquelle sa mère raconta de bien belles histoires, il alla se coucher. En
baillant, la bouche largement ouverte, il dénoua la ficelle qui lui tenait lieu
de ceinture et plia consciencieusement son pantalon sur la chaise. Il
s’endormit très vite sur sa paillasse.
Le lendemain matin, un messager passa dans le village tambour
battant. Il réveilla Mathieu : « Oyez ! Oyez ! Le
seigneur du château est mort ce matin. Son fils Jean va lui succéder. Priez
pour le mort. Oyez ! Oyez ! » Cette nouvelle attrista Mathieu.
Il apprit que le seigneur, qu’il pensait être son père, était mort en avalant
un os de sanglier, au petit déjeuner. Il en fut sincèrement désolé. Mais une
idée s’insinua dans son esprit. Or ce fils
n’avait que dix-sept ans. Mathieu en avait vingt. Il était donc plus
vieux que lui. Mathieu croyait qu’il était le fils du châtelain. Il se dit
alors que la place lui revenait, en tant que fils aîné ! Or c’était à un
autre qu’on la donnait ! Une colère vive
l’envahit soudain : on allait lui prendre sa place ! Il sauta
de son lit, tapa du pied, du poing. Ah ! Non ! Il n’allait pas se
laisser faire ! Il allait voir cet imposteur ! Vite, il s’habilla et
sans déjeuner, il partit pour le château.
Ce dernier s’élevait au sommet d’une petite colline verdoyante. Il
n’était pas très grand mais comprenait cependant trois tours reliées par des
murailles et des bâtiments de tailles moyennes. À l’intérieur, s’élevait un
donjon dont la base donnait sur une cour intérieure. La porte principale du
château s’ouvrait dans la muraille de façade, au bout de la route qui
traversait le village. Lorsque Mathieu s’y présenta, les deux soldats qui la
gardaient croisèrent leurs hallebardes pour lui interdire l’entrée de la
citadelle. « Holà ! Où vas-tu ?
— Je suis Mathieu, le fils
aîné du suzerain. Je viens prendre possession de mon trône ! Laissez-moi
entrer ! »
Les deux soldats se regardèrent et, complices, ils se sourirent.
Ils connaissaient bien Mathieu et ses idées. « Si tu es sûr de toi… dit
l’un avec fatalisme. » Ils dégagèrent la porte et le laissèrent passer. Le
jeune homme, révolté par l’injustice dont il se croyait victime, plein d’une
colère bouillonnante, entra dans l’enceinte d’un pas vif et décidé. À un
cavalier qui harnachait son cheval, il cria : « Je suis Mathieu,
le fils aîné du suzerain. Je veux voir celui qui m’a volé mon trône !
— Il est dans la grande
salle du donjon, lui répondit l’homme. Bonne chance ! »
Mathieu, de plus en plus énervé, pénétra dans la tour, monta
l’escalier de pierre quatre à quatre et parvint à la grande salle. Il ordonna
qu’on le laissât entrer. Les laquais, qui avaient reçu des ordres, lui ouvrirent
la porte : il pénétra dans la pièce. On l’attendait. En face, assis, le
nouveau maître lui sourit. Deux rangées de gentilshommes, de dames et de
damoiselles, (on y voyait aussi un prêtre), toutes et tous vêtus de costumes
d’apparat, faisaient une haie d’honneur jusqu’au suzerain. Mathieu s’avança au
milieu d’eux. On agitait des éventails pour se rafraîchir. On se parlait à voix
basse. De temps à autre, de petits rires fusaient çà et là.
Mathieu prit soudain conscience du poids de tous ces regards qui
le dévisageaient. Il lui sembla qu’on l’observait jusqu’aux tréfonds de son
âme. Alors il se sentit si petit et si faible ! Il devint pâle et ses
jambes se mirent à trembler.
Le seigneur lui souriait toujours : « Avancez
jusqu’à moi, lui dit-il d’un ton bienveillant. Je vous connais vous savez, et
je sais pourquoi vous êtes là. Ainsi, vous prétendez être l’héritier légitime
du château ?
— Oui, répondit faiblement
Mathieu.
— Vous comprenez que tout
ceci me plonge dans l’embarras ? poursuivit le seigneur. J’en suis fort
incommodé. Néanmoins, je veux bien examiner votre demande. Après tout,
peut-être avez-vous raison ? »
À ces mots, Mathieu reprit confiance et le rose lui revint aux
joues. Il s’enhardit : « Je sais que je mérite le trône,
expliqua-t-il. Je n’ai rien d’un paysan. Je n’aime pas les travaux de la terre
et écosser les petits pois m’ennuie. De plus, je pense avoir bien trop de grâce
et d’esprit pour vivre dans une ferme. Je suis beau, je dois épouser une femme
de haut rang ! » En disant cela, il avait fait un pas en avant et
posé ses grandes mains sur ses hanches. Il se tenait droit, fier, le menton
relevé. Ses pieds, aussi grands que ses mains, ses longues jambes maigres, sa
tignasse en bataille et la ficelle de son pantalon lui donnaient l’air d’un épouvantail.
Le seigneur ne put réprimer un sourire moqueur. « Bien, bien... Vous
affirmez posséder la grâce, l’esprit et la beauté...Sur ce dernier point, je
suis bien obligé de reconnaître que vous avez raison. De votre personne émane
un tel charme ! Vous êtes tellement, tellement... Et je pense que mes amis
ici présents, seront d’accord avec moi.
— Oh oui ! Bien
entendu ! Quel bel homme ! Quel charme ! Exquis ! »
entendit-on dans l’assistance.
Mathieu, éperdu de
bonheur, fit une révérence en guise de remerciements. « Mais, avez-vous de
l’esprit ? Savez-vous les belles lettres ? Maîtrisez-vous la
poésie ?
— Bien sûr ! Répondit
Mathieu. Et si vous le voulez, je veux bien vous dire un de mes poèmes !
— Faites donc mon
ami ! Nous nous en réjouissons par avance.
Notre valeureux poète se
racla la gorge et commença : Hum ! Hum !
L’hirondelle
Une
hirondelle c’est très joli,
Ça
virevolte et ça pépie.
Mais
pour se réchauffer,
Une
bûche séchée,
Dans
une grande cheminée,
C’est
bien mieux pour l’abbé.
De longues secondes s’écoulèrent
avant que le seigneur ne réagît. Mathieu attendit, inquiet. Tout le monde était
stupéfait. Alors le suzerain applaudit. Il applaudit d’abord doucement puis, il
s’extasia : « Quelle belle composition ! Quelle aisance
dans la rime ! Quelles images magnifiques ! » Alors, entendant
cela, les invités sortirent de leur silence et louèrent eux aussi, d’abord
faiblement, le talent du poète. Puis, les applaudissements se firent plus vifs.
Et bientôt, un véritable triomphe s’éleva de l’assistance : « Hourra !
Hourra ! » entendait-on.
Mathieu, ivre de joie et de reconnaissance, saluait, souriait, se
rengorgeait. C’était la première fois qu’il déclamait ainsi ses vers en public.
Il savourait sa gloire nouvelle. Le seigneur reprit la parole et fit signe à
l’assistance de se taire : « Vraiment et croyez-moi, je sais
apprécier les grandes œuvres, vous venez de nous prouver, par votre beau poème,
qu’en plus de la beauté vous possédez l’esprit. Vous nous avez enchantés !
— Je vous en remercie,
répondit vaniteusement Mathieu.
— Saurez-vous nous
convaincre de votre grâce avec autant de talent ? Je crains, hélas, que
cela ne soit pas possible...
Mathieu
s’inquiéta. « Je pense que j’en suis capable, dit-il rapidement. Je
sais danser. Je peux être aussi léger qu’une plume, je peux voler sur la
musique !
— Ah ! fit le
seigneur. Alors, que l’on joue de la viole ! »
L’assistance applaudit, impatiente. Un vieux monsieur se présenta
avec l’instrument et s’installa sur un tabouret. Il l’accorda.
« Ding ! Ding ! Ding ! Plonck ! Plonck ! »
Puis, il commença une vive ballade. Vraiment il jouait bien. Et l’archet se
promenait avec agilité sur les cordes. Des notes joyeuses s’élevaient. Alors,
Mathieu se mit à danser. D’abord doucement, puis galvanisé par son précédent
succès, Il prit un peu plus de risques. Il fit des ronds de jambes, des petits
sauts maladroits. Ses bras décrivaient de grands cercles et il essayait de
donner à ses mains le charme, la finesse d’un papillon voletant de fleurs en
fleurs par un doux soir d’été. Mais hélas, il était lourd et gauche et vraiment
il se couvrait de ridicule. Il sauta tant et si bien que la ficelle qui lui
servait de ceinture se détacha et il perdit son pantalon ! Il se retrouva,
tout penaud, les jambes à l’air, ne sachant plus comment se tenir. Il était
essoufflé et ne bougeait plus. On gloussa. Un rire général se préparait. Mais
d’un signe de la main le seigneur intervint. Tout le monde se tut. Mathieu
était toujours immobile, les bras ballants, haletant, le pantalon sur les
chevilles. « Remontez donc votre habit ! » Le danseur s’exécuta.
« Certes, dit le seigneur vous n’avez pas eu de chance. Cet incident a
terni votre prestation. Néanmoins, je vous ai trouvé remarquable. Et vous
m’avez convaincu. Vous possédez donc, après la beauté et l’esprit, la plus
délicieuse des grâces : Vous êtes donc bien digne de monter sur le trône.
— Hourra !
Hourra ! » entendit-on de nouveau.
Notre danseur reprit confiance en lui et, le plus sérieusement du
monde, il salua ses nouveaux admirateurs. « Pourtant, reprit son
interlocuteur, je reste contrarié. Vous comprenez, je ne peux pas vous céder
immédiatement le trône. La loi me l’interdit. Et je représente la loi. Je ne
peux donc pas me donner l’ordre de vous céder la place, tout en me
l’interdisant ! C’est un peu comme si un cheval voulait avancer et reculer
en même temps : il se couperait en deux et je n’ai pas envie que mon
royaume se coupe en deux. Vous voyez ? » Mathieu hocha la tête. Il
répondit : « tout à fait ! » mais il n’avait rien
compris. « Cependant votre destin est ici, à ma place.
— Pour sûr, répondit
Mathieu.
— Alors, nous allons tout
simplement interroger l’avenir ! Ainsi, nous saurons quand et à quelles
conditions vous deviendrez suzerain. Que l’on fasse venir
l’astrologue ! »
Un vieux monsieur portant une barbe blanche et des cheveux frisés
s’avança. Il était habillé d’une longue tunique à larges manches au motif
étoilé. C’était le même homme qui, tout à l’heure avait joué de la viole. Mais
notre héros ne le reconnut pas ainsi déguisé. Le mage portait un pupitre sur
lequel on pouvait voir des feuilles couvertes de signes plus étranges les uns
que les autres. Il s’installa à la gauche du trône : Ainsi Mathieu lui
faisait face. Le vieil homme marmonna, plissa le front, écrivit des choses
complexes, des calculs certainement. Mathieu s’émerveilla : « Il doit
étudier la trajectoires des planètes ! » Les minutes passaient et
notre héros commençait à s’inquiéter. Enfin l’astrologue releva la tête. Il dit
ceci : « Effectivement, je vois grâce à la conjonction favorable
de Mars et de Jupiter, soutenue par une ascendance lunaire particulièrement
remarquable, je vois un destin exceptionnel pour notre hôte. » Il y eut
des murmures, des oh ! Et des ah ! Derrière Mathieu. Le jeune homme
se frotta les mains.
« Mais il devra
patienter ! Sa destinée s’accomplira le jour... » Il s’arrêta.
Mathieu écarquilla les yeux. « Le jour.... » Mathieu trépignait
d’impatience. « Le jour... Le jour où, dans le village, un cochon pondra
un œuf contenant un rubis !
— Oh ! s’exclama
l’assemblée. Hourra ! Hourra ! »
Mais l’enthousiasme de Mathieu était retombé. Il dit
timidement : « Mais, on n’a jamais vu ça !
— Voilà bien pourquoi vous
êtes toujours paysan ! lui répondit le mage. La prédiction ne s’est pas
encore accomplie. C’est un signe du ciel ! Mais votre heure viendra. Les
astres ne se trompent jamais. »
Puis il reprit son
pupitre et se retira. Mathieu demeurait perplexe. « Félicitations !
lui lança le seigneur. Vous connaissez l’avenir maintenant. N’est-ce pas
merveilleux ?
— Oui, approuva doucement
Mathieu.
— Bien sûr, vous auriez
préféré prendre ma place tout de suite. Mais que voulez-vous, on ne triche pas
avec la destinée. Et puis, peut-être n’attendrez-vous pas bien longtemps ?
Demain, ou la semaine prochaine, un cochon pondra cet œuf, j’en suis
sûr ! »
Ces paroles redonnèrent
confiance au jeune homme : « Demain peut-être, se dit-il à voix
basse. »
« Voilà, reprit le seigneur. Tout est dit. Il ne nous
reste plus qu’à nous séparer. Votre visite m’a enchanté. J’espère vous revoir
bientôt.
— Je l’espère aussi,
répondit-il en ricanant. Il se croyait très rusé. Demain peut-être... » Il
souriait sûr de lui.
— J’aimerais vous faire un
cadeau reprit le seigneur. Un cadeau qui vous sera utile. Je vous l’offre,
comme témoignage de mon amitié et de mon admiration. Que l’on apporte le petit
coffre ! Le petit coffre contenant le présent que nous avons préparé pour
notre hôte ! »
Très vite, une jeune femme vint avec le cadeau. Elle présenta le
coffre sur un coussin brodé d’or. Mathieu l’ouvrit et ses yeux s’écarquillèrent :
Il découvrit un bouton de culotte, un beau bouton de culotte blanc et
brillant. « Ceci est le bouton de Clovis, le premier roi de tous les
Francs ! Il le portait le jour de son baptême ! C’est une pièce
inestimable ! Une pièce qui appartient à notre famille depuis plusieurs
générations. Acceptez-le... Et encore une fois, soyez assuré de mon
amitié. » Mathieu remercia le jeune seigneur. Des larmes de joie
brillaient dans ses yeux. Vite il rentra au village avec son trésor.
Il raconta son aventure à tout le monde. Il se glorifia de la
prédiction et surtout il montra à tous, le prestigieux présent que lui avait
fait le seigneur. On essaya de nouveau de le faire revenir à la raison. On lui
expliqua que le bouton de culotte n’avait jamais appartenu à Clovis, que l’on
s’était moqué de lui, mais il ne voulut rien entendre. Alors, lassés, les
villageois ne firent plus attention à ses propos. Seuls les enfants écoutèrent
son histoire. Et ils prirent un malin plaisir à lui jouer des tours. De temps en
temps ils l’appelaient : « Mathieu ! Mathieu ! Un
cochon a pondu ! Un cochon a pondu ! » Vite, le garçon se
précipitait et effectivement, dans la boue, parmi les animaux il y avait un
œuf. Mathieu se penchait pour le ramasser et là, le plus grand des garçons le
poussait. Le pauvre idiot s’étalait dans la fange et cassait son œuf :
dedans, il ne trouvait pas de rubis. « Quel dommage !
s’exclamaient les enfants. La prochaine fois sera sûrement la
bonne ! » Et ils éclataient de rire. Mathieu, déçu, rentrait chez lui
et s’allongeait sur son lit. Sur le mur, en face, se trouvait un cadre. Mathieu
le contemplait longuement. Dans ce cadre, il y avait, cousu sur la toile, un
bouton de culotte. Le bouton de culotte de Clovis, le glorieux roi des Francs.
Mathieu était vraiment un benêt… Peut-être même le prince des benêts ?