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dimanche 4 octobre 2015

Prince Mathieu



Prince Mathieu

« Bougre d’âne ! Pourquoi diable ai-je un fils si stupide ? Quel empoté ! Mais quel empoté ! » C’était le père de Mathieu qui criait ainsi. Mathieu, d’un geste maladroit, avait fait tomber la cruche de cidre sur le sol en terre. Et elle s’était brisée en mille morceaux. Il essayait de son mieux de réparer les dégâts mais son père ne le laissait pas faire. « Quel idiot ! Mais quel idiot ! Laisse cela, lui dit son père. Je vais m’en occuper. File ! » Alors Mathieu redressa lentement sa longue carcasse, (il était très grand, il dépassait son père d’une tête et demie), il mit ses longues mains dans les poches de son pantalon et, tête baissée, il se dirigea vers la porte. Là, fièrement, il s’enhardit : «  De toute façon, je m’en fiche bien de tes reproches. Tu n’es pas mon père. Moi, ma famille, elle est ailleurs. Et elle ne vit pas dans une ferme, elle ! Moi, fils de paysan ? Allons donc...
  Oui, oui... Je sais, Prince Mathieu... Je sais... En attendant, prends le panier de pommes et d’épluchures et va nourrir les cochons. »
Le fermier se tourna vers sa femme qui avait assisté à la scène. Visiblement, elle s’était bien amusée. En riant encore, elle dit à son mari : «  Tu ne devrais pas le tourmenter comme cela. Tu sais bien qu’il est un peu benêt ! Mais il est gentil ! » Mathieu n’entendit pas cela. Il avait pris le panier et, en grommelant, s’était éloigné.
         L’enclos était derrière la maison. La route principale du village passait devant la maison et au bout, se dressait la silhouette du château. On était au milieu de l’été, il faisait très chaud; les contours imprécis de la grande bâtisse tremblotaient dans l’air vaporeux. Le soleil, superbe, brillait de mille feux. Mais pour l’instant, les trois cochons se roulaient joyeusement dans la fange. Vraiment, ils avaient l’air de bien s’amuser ! Lorsqu’ils virent arriver Mathieu et son panier, ils se précipitèrent vers l’auge en grognant de plaisir. Ils disaient : « Youpi ! Youpi ! Voilà notre ami Mathieu qui nous apporte de bonnes choses ! Vraiment, qu’il est gentil ce Mathieu ! » Mais le garçon, qui, d’habitude avait toujours un mot aimable pour ces bêtes, ne cessait lui aussi de grogner. « Moi, fils de paysans ? Allons donc... J’ai bien trop de délicatesse et d’esprit pour cela. Nourrir les cochons... Tiens, je devrais tout laisser par terre et rejoindre dans l’instant ma vraie famille ! » Il se mit à rêver, les yeux fermés, les mains appuyées sur le poteau de l’enclos. Il se voyait en habits, à la cour, entouré de toutes les marquises du pays : « Que vous êtes beau ! Lui disaient-elles. Et comme vous êtes fort ! Racontez-nous encore la fois où vous avez terrassé dix chevaliers pour sauver votre belle... » Et il souriait de bonheur. À cet instant, un cochon grogna plus fort. Mathieu rouvrit les yeux. « Oui, oui, fit-il. Je vous donne à manger. » Et il vida son panier dans la mangeoire.

         Mathieu avait vingt ans. Il vivait avec ses parents, deux honnêtes paysans, dans la maison, à la sortie du village. On ne peut pas dire que la famille était riche, mais elle n’était pas pauvre non plus. Outre les cochons, ils possédaient des poules, des canards et un lopin de terre qui leur permettait de cultiver beaucoup de légumes. Comme ils produisaient plus qu’il ne leur en fallait, ils vendaient tous les samedis, sur le marché, des œufs, du saucisson, des tomates, toutes sortes de choses qui leur assuraient un petit revenu. La mère de Mathieu, habile de ses mains, exécutait des napperons, parfois des couvre-lits, en fine dentelle de coton et avec un certain succès. De riches marchands venaient lui acheter ses ouvrages pour les revendre aux nobles. De plus, le seigneur du château était plutôt bon et les impôts, le cens et la taille, peu contraignants. Les parents de Mathieu, comme presque tous les gens du village, étaient donc plutôt heureux. Mais le garçon, lui, n’était pas satisfait. Il n’avait jamais accepté sa condition de paysan. Lorsqu’il était petit, déjà il rêvait en voyant les châtelains traverser le village sur leurs beaux chevaux. Il voulait les suivre, galoper avec eux jusqu’au bout du monde. Et il se disait : « Assurément, ma place est là. Je suis né pour les honneurs et la gloire, pas pour être serf ! » Il rêvait, il étudiait des solutions pour les rejoindre : «  Et si je les suivais à cheval ? Ils ne se rendraient pas compte de la supercherie et me prendraient pour un des leurs ! Et une fois entré dans le château, plus de soucis. Je séduis la plus belle des femmes de la cour et voilà, je deviens prince ! » Mais il se ravisait : « Hélas, je n’ai pas de cheval et encore moins une tenue convenable, ils verront tout de suite que je ne suis qu’un simple paysan. » Il réfléchit : « Je devrais peut-être tuer un de ces visiteurs pour prendre sa place, entrer dans le château avec son cheval et ses habits et m’installer sans me faire remarquer ? » Ainsi, petit à petit, de théories en théories, il avait fini par se persuader de son bon droit : à sa naissance, on avait dû se tromper et le donner par erreur à une famille de paysans. Il devait y avoir un malentendu. Il ne savait pas très bien, mais il cherchait. Puis, un matin, tout naturellement, il en arriva à la conclusion qu’il était le fils du seigneur du château. Cette idée s’ancra profondément en lui et dès lors, elle ne le quitta plus.
         Il fit part de sa découverte à ses parents, qui, bien sûr ne le prirent pas au sérieux. Puis il l’annonça à tout le village. On rit beaucoup, on se moqua gentiment, mais, comme il insistait, on finit par se dire qu’il avait perdu la tête. Les enfants le surnommèrent « Prince Mathieu ». Alors, pour ne pas le contrarier, on adopta ce sobriquet et il ne fut plus appelé que comme cela. Mathieu fut donc accepté un peu comme le benêt du village. Car en plus de ses étranges idées, il faut bien dire qu’il n’était pas très malin. Mais il était gentil, alors...
         Après avoir vidé son panier, Mathieu regarda un moment les cochons qui à présent se goinfraient goulûment et cela lui donna envie d’aller manger à son tour. Il revint dans la maison, prit un morceau de pain, un bout de saucisson, s’assit à la table et se mit à mastiquer consciencieusement. Une grosse mouche virevoltait dans la pièce. Le garçon la suivit des yeux. Il se dit qu’il aurait bien voulu être une mouche pour pouvoir voler comme cela, seulement, tout de suite après, il pensa alors qu’on lui arracherait les ailes. Brrr ! Il frémit à cette idée mais cela lui parut intéressant et il entreprit d’attraper l’insecte. Il lui tendit un piège. Il étala de la confiture sur la table et, le couteau prêt à frapper, il attendit. La mouche se posa. Tchac ! Le couteau s’abattit et la coupa en deux. « Hourra ! » s’exclama le jeune homme en se relevant brusquement, les bras levés en signe de victoire. À cet instant, sa mère entra et lui demanda ce qui le rendait si joyeux. Il lui expliqua toute l’affaire. « C’est bien, lui répondit-elle en souriant, tu es un grand chasseur de mouches. » Mathieu, visiblement flatté, l’embrassa et décida qu’il était fatigué. Il se dirigea dans sa chambre puis s’allongea sur son lit. Les yeux grands ouverts, il laissa comme à son habitude son esprit vagabonder : «  Ha ! Si je vivais au château, je serais si heureux ! Finis les cochons, les poulets, les corvées. J’épouserais la plus belle des filles, j’irais chasser avec mes amis... » Il ferma les yeux et, en souriant, il se promit qu’un jour il irait trouver le seigneur du château. Il ne sortit de sa chambre que pour le dîner et, après une soirée près de la cheminée, au cours de laquelle sa mère raconta de bien belles histoires, il alla se coucher. En baillant, la bouche largement ouverte, il dénoua la ficelle qui lui tenait lieu de ceinture et plia consciencieusement son pantalon sur la chaise. Il s’endormit très vite sur sa paillasse.
        
Le lendemain matin, un messager passa dans le village tambour battant. Il réveilla Mathieu : « Oyez ! Oyez ! Le seigneur du château est mort ce matin. Son fils Jean va lui succéder. Priez pour le mort. Oyez ! Oyez ! » Cette nouvelle attrista Mathieu. Il apprit que le seigneur, qu’il pensait être son père, était mort en avalant un os de sanglier, au petit déjeuner. Il en fut sincèrement désolé. Mais une idée s’insinua dans son esprit. Or ce fils  n’avait que dix-sept ans. Mathieu en avait vingt. Il était donc plus vieux que lui. Mathieu croyait qu’il était le fils du châtelain. Il se dit alors que la place lui revenait, en tant que fils aîné ! Or c’était à un autre qu’on la donnait ! Une colère vive  l’envahit soudain : on allait lui prendre sa place ! Il sauta de son lit, tapa du pied, du poing. Ah ! Non ! Il n’allait pas se laisser faire ! Il allait voir cet imposteur ! Vite, il s’habilla et sans déjeuner, il partit pour le château.
        
Ce dernier s’élevait au sommet d’une petite colline verdoyante. Il n’était pas très grand mais comprenait cependant trois tours reliées par des murailles et des bâtiments de tailles moyennes. À l’intérieur, s’élevait un donjon dont la base donnait sur une cour intérieure. La porte principale du château s’ouvrait dans la muraille de façade, au bout de la route qui traversait le village. Lorsque Mathieu s’y présenta, les deux soldats qui la gardaient croisèrent leurs hallebardes pour lui interdire l’entrée de la citadelle. « Holà ! Où vas-tu ?
  Je suis Mathieu, le fils aîné du suzerain. Je viens prendre possession de mon trône ! Laissez-moi entrer ! »
Les deux soldats se regardèrent et, complices, ils se sourirent. Ils connaissaient bien Mathieu et ses idées. « Si tu es sûr de toi… dit l’un avec fatalisme. » Ils dégagèrent la porte et le laissèrent passer. Le jeune homme, révolté par l’injustice dont il se croyait victime, plein d’une colère bouillonnante, entra dans l’enceinte d’un pas vif et décidé. À un cavalier qui harnachait son cheval, il cria : « Je suis Mathieu, le fils aîné du suzerain. Je veux voir celui qui m’a volé mon trône !
  Il est dans la grande salle du donjon, lui répondit l’homme. Bonne chance ! »
Mathieu, de plus en plus énervé, pénétra dans la tour, monta l’escalier de pierre quatre à quatre et parvint à la grande salle. Il ordonna qu’on le laissât entrer. Les laquais, qui avaient reçu des ordres, lui ouvrirent la porte : il pénétra dans la pièce. On l’attendait. En face, assis, le nouveau maître lui sourit. Deux rangées de gentilshommes, de dames et de damoiselles, (on y voyait aussi un prêtre), toutes et tous vêtus de costumes d’apparat, faisaient une haie d’honneur jusqu’au suzerain. Mathieu s’avança au milieu d’eux. On agitait des éventails pour se rafraîchir. On se parlait à voix basse. De temps à autre, de petits rires fusaient çà et là.
Mathieu prit soudain conscience du poids de tous ces regards qui le dévisageaient. Il lui sembla qu’on l’observait jusqu’aux tréfonds de son âme. Alors il se sentit si petit et si faible ! Il devint pâle et ses jambes se mirent à trembler.
Le seigneur lui souriait toujours : « Avancez jusqu’à moi, lui dit-il d’un ton bienveillant. Je vous connais vous savez, et je sais pourquoi vous êtes là. Ainsi, vous prétendez être l’héritier légitime du château ?
  Oui, répondit faiblement Mathieu.
  Vous comprenez que tout ceci me plonge dans l’embarras ? poursuivit le seigneur. J’en suis fort incommodé. Néanmoins, je veux bien examiner votre demande. Après tout, peut-être avez-vous raison ? »
À ces mots, Mathieu reprit confiance et le rose lui revint aux joues. Il s’enhardit : « Je sais que je mérite le trône, expliqua-t-il. Je n’ai rien d’un paysan. Je n’aime pas les travaux de la terre et écosser les petits pois m’ennuie. De plus, je pense avoir bien trop de grâce et d’esprit pour vivre dans une ferme. Je suis beau, je dois épouser une femme de haut rang ! » En disant cela, il avait fait un pas en avant et posé ses grandes mains sur ses hanches. Il se tenait droit, fier, le menton relevé. Ses pieds, aussi grands que ses mains, ses longues jambes maigres, sa tignasse en bataille et la ficelle de son pantalon lui donnaient l’air d’un épouvantail. Le seigneur ne put réprimer un sourire moqueur. «  Bien, bien... Vous affirmez posséder la grâce, l’esprit et la beauté...Sur ce dernier point, je suis bien obligé de reconnaître que vous avez raison. De votre personne émane un tel charme ! Vous êtes tellement, tellement... Et je pense que mes amis ici présents, seront d’accord avec moi.
  Oh oui ! Bien entendu ! Quel bel homme ! Quel charme ! Exquis ! » entendit-on dans l’assistance.
Mathieu, éperdu de bonheur, fit une révérence en guise de remerciements. « Mais, avez-vous de l’esprit ? Savez-vous les belles lettres ? Maîtrisez-vous la poésie ?
  Bien sûr ! Répondit Mathieu. Et si vous le voulez, je veux bien vous dire un de mes poèmes !
  Faites donc mon ami ! Nous nous en réjouissons par avance.
Notre valeureux poète se racla la gorge et commença : Hum ! Hum !
L’hirondelle
Une hirondelle c’est très joli,
Ça virevolte et ça pépie.
Mais pour se réchauffer,
Une bûche séchée,
Dans une grande cheminée,
C’est bien mieux pour l’abbé.
De longues secondes s’écoulèrent avant que le seigneur ne réagît. Mathieu attendit, inquiet. Tout le monde était stupéfait. Alors le suzerain applaudit. Il applaudit d’abord doucement puis, il s’extasia : « Quelle belle composition ! Quelle aisance dans la rime ! Quelles images magnifiques ! » Alors, entendant cela, les invités sortirent de leur silence et louèrent eux aussi, d’abord faiblement, le talent du poète. Puis, les applaudissements se firent plus vifs. Et bientôt, un véritable triomphe s’éleva de l’assistance : « Hourra ! Hourra ! » entendait-on.  Mathieu, ivre de joie et de reconnaissance, saluait, souriait, se rengorgeait. C’était la première fois qu’il déclamait ainsi ses vers en public. Il savourait sa gloire nouvelle. Le seigneur reprit la parole et fit signe à l’assistance de se taire : « Vraiment et croyez-moi, je sais apprécier les grandes œuvres, vous venez de nous prouver, par votre beau poème, qu’en plus de la beauté vous possédez l’esprit. Vous nous avez enchantés !
  Je vous en remercie, répondit vaniteusement Mathieu.
  Saurez-vous nous convaincre de votre grâce avec autant de talent ? Je crains, hélas, que cela ne soit pas possible...
Mathieu s’inquiéta. «  Je pense que j’en suis capable, dit-il rapidement. Je sais danser. Je peux être aussi léger qu’une plume, je peux voler sur la musique !
  Ah ! fit le seigneur. Alors, que l’on joue de la viole ! »
L’assistance applaudit, impatiente. Un vieux monsieur se présenta avec l’instrument et s’installa sur un tabouret. Il l’accorda. « Ding ! Ding ! Ding ! Plonck ! Plonck ! » Puis, il commença une vive ballade. Vraiment il jouait bien. Et l’archet se promenait avec agilité sur les cordes. Des notes joyeuses s’élevaient. Alors, Mathieu se mit à danser. D’abord doucement, puis galvanisé par son précédent succès, Il prit un peu plus de risques. Il fit des ronds de jambes, des petits sauts maladroits. Ses bras décrivaient de grands cercles et il essayait de donner à ses mains le charme, la finesse d’un papillon voletant de fleurs en fleurs par un doux soir d’été. Mais hélas, il était lourd et gauche et vraiment il se couvrait de ridicule. Il sauta tant et si bien que la ficelle qui lui servait de ceinture se détacha et il perdit son pantalon ! Il se retrouva, tout penaud, les jambes à l’air, ne sachant plus comment se tenir. Il était essoufflé et ne bougeait plus. On gloussa. Un rire général se préparait. Mais d’un signe de la main le seigneur intervint. Tout le monde se tut. Mathieu était toujours immobile, les bras ballants, haletant, le pantalon sur les chevilles. « Remontez donc votre habit ! » Le danseur s’exécuta. « Certes, dit le seigneur vous n’avez pas eu de chance. Cet incident a terni votre prestation. Néanmoins, je vous ai trouvé remarquable. Et vous m’avez convaincu. Vous possédez donc, après la beauté et l’esprit, la plus délicieuse des grâces : Vous êtes donc bien digne de monter sur le trône.
  Hourra ! Hourra ! » entendit-on de nouveau.
Notre danseur reprit confiance en lui et, le plus sérieusement du monde, il salua ses nouveaux admirateurs. «  Pourtant, reprit son interlocuteur, je reste contrarié. Vous comprenez, je ne peux pas vous céder immédiatement le trône. La loi me l’interdit. Et je représente la loi. Je ne peux donc pas me donner l’ordre de vous céder la place, tout en me l’interdisant ! C’est un peu comme si un cheval voulait avancer et reculer en même temps : il se couperait en deux et je n’ai pas envie que mon royaume se coupe en deux. Vous voyez ? » Mathieu hocha la tête. Il répondit : « tout à fait ! » mais il n’avait rien compris. « Cependant votre destin est ici, à ma place.
  Pour sûr, répondit Mathieu.
  Alors, nous allons tout simplement interroger l’avenir ! Ainsi, nous saurons quand et à quelles conditions vous deviendrez suzerain. Que l’on fasse venir l’astrologue ! »
Un vieux monsieur portant une barbe blanche et des cheveux frisés s’avança. Il était habillé d’une longue tunique à larges manches au motif étoilé. C’était le même homme qui, tout à l’heure avait joué de la viole. Mais notre héros ne le reconnut pas ainsi déguisé. Le mage portait un pupitre sur lequel on pouvait voir des feuilles couvertes de signes plus étranges les uns que les autres. Il s’installa à la gauche du trône : Ainsi Mathieu lui faisait face. Le vieil homme marmonna, plissa le front, écrivit des choses complexes, des calculs certainement. Mathieu s’émerveilla : « Il doit étudier la trajectoires des planètes ! » Les minutes passaient et notre héros commençait à s’inquiéter. Enfin l’astrologue releva la tête. Il dit ceci : «  Effectivement, je vois grâce à la conjonction favorable de Mars et de Jupiter, soutenue par une ascendance lunaire particulièrement remarquable, je vois un destin exceptionnel pour notre hôte. » Il y eut des murmures, des oh ! Et des ah ! Derrière Mathieu. Le jeune homme se frotta les mains.
« Mais il devra patienter ! Sa destinée s’accomplira le jour... » Il s’arrêta. Mathieu écarquilla les yeux. «  Le jour.... » Mathieu trépignait d’impatience. « Le jour... Le jour où, dans le village, un cochon pondra un œuf contenant un rubis !
  Oh ! s’exclama l’assemblée. Hourra ! Hourra ! »
Mais l’enthousiasme de Mathieu était retombé. Il dit timidement : « Mais, on n’a jamais vu ça !
  Voilà bien pourquoi vous êtes toujours paysan ! lui répondit le mage. La prédiction ne s’est pas encore accomplie. C’est un signe du ciel ! Mais votre heure viendra. Les astres ne se trompent jamais. »
Puis il reprit son pupitre et se retira. Mathieu demeurait perplexe. « Félicitations ! lui lança le seigneur. Vous connaissez l’avenir maintenant. N’est-ce pas merveilleux ?
  Oui, approuva doucement Mathieu.
  Bien sûr, vous auriez préféré prendre ma place tout de suite. Mais que voulez-vous, on ne triche pas avec la destinée. Et puis, peut-être n’attendrez-vous pas bien longtemps ? Demain, ou la semaine prochaine, un cochon pondra cet œuf, j’en suis sûr ! »
Ces paroles redonnèrent confiance au jeune homme : « Demain peut-être, se dit-il à voix basse. »
         « Voilà, reprit le seigneur. Tout est dit. Il ne nous reste plus qu’à nous séparer. Votre visite m’a enchanté. J’espère vous revoir bientôt.
  Je l’espère aussi, répondit-il en ricanant. Il se croyait très rusé. Demain peut-être... » Il souriait sûr de lui.
  J’aimerais vous faire un cadeau reprit le seigneur. Un cadeau qui vous sera utile. Je vous l’offre, comme témoignage de mon amitié et de mon admiration. Que l’on apporte le petit coffre ! Le petit coffre contenant le présent que nous avons préparé pour notre hôte ! »
Très vite, une jeune femme vint avec le cadeau. Elle présenta le coffre sur un coussin brodé d’or. Mathieu l’ouvrit et ses yeux s’écarquillèrent : Il découvrit un bouton de culotte, un beau bouton de culotte blanc et brillant. «  Ceci est le bouton de Clovis, le premier roi de tous les Francs ! Il le portait le jour de son baptême ! C’est une pièce inestimable ! Une pièce qui appartient à notre famille depuis plusieurs générations. Acceptez-le... Et encore une fois, soyez assuré de mon amitié. » Mathieu remercia le jeune seigneur. Des larmes de joie brillaient dans ses yeux. Vite il rentra au village avec son trésor.
        
Il raconta son aventure à tout le monde. Il se glorifia de la prédiction et surtout il montra à tous, le prestigieux présent que lui avait fait le seigneur. On essaya de nouveau de le faire revenir à la raison. On lui expliqua que le bouton de culotte n’avait jamais appartenu à Clovis, que l’on s’était moqué de lui, mais il ne voulut rien entendre. Alors, lassés, les villageois ne firent plus attention à ses propos. Seuls les enfants écoutèrent son histoire. Et ils prirent un malin plaisir à lui jouer des tours. De temps en temps ils l’appelaient : « Mathieu ! Mathieu ! Un cochon a pondu ! Un cochon a pondu ! » Vite, le garçon se précipitait et effectivement, dans la boue, parmi les animaux il y avait un œuf. Mathieu se penchait pour le ramasser et là, le plus grand des garçons le poussait. Le pauvre idiot s’étalait dans la fange et cassait son œuf : dedans, il ne trouvait pas de rubis. « Quel dommage ! s’exclamaient les enfants. La prochaine fois sera sûrement la bonne ! » Et ils éclataient de rire. Mathieu, déçu, rentrait chez lui et s’allongeait sur son lit. Sur le mur, en face, se trouvait un cadre. Mathieu le contemplait longuement. Dans ce cadre, il y avait, cousu sur la toile, un bouton de culotte. Le bouton de culotte de Clovis, le glorieux roi des Francs. Mathieu était vraiment un benêt… Peut-être même le prince des benêts ?


dimanche 27 septembre 2015

La malédiction



La malédiction

Il était une fois, dans un royaume lointain, bien caché du reste du monde, un roi et une reine qui s’aimaient tendrement. Ils s’aimaient depuis leur première rencontre et leur amour n’avait jamais cessé de grandir. Bien sûr, parfois ils se disputaient, mais cela ne durait pas bien longtemps car ils se sentaient alors si malheureux, qu’ils n’attendaient pas pour se demander mutuellement pardon et ainsi retrouver le bonheur. Il ne faisait jamais trop froid dans ce pays, ni trop chaud d’ailleurs. Les moissons étaient toujours bonnes et, chaque année, elles donnaient lieu à de grandes fêtes populaires où tout le monde, nobles et paysans, chantait et dansait jusqu’à ne plus pouvoir se tenir debout. La nourriture était abondante et bon marché. Ainsi, personne ne mourait de faim et, lorsque vous étiez dans la gêne, il se trouvait toujours quelqu’un pour vous aider. Par ailleurs de grands écrivains, poètes ou musiciens composaient des œuvres sublimes qui faisaient le bonheur de tous, lors de spectacles multiples et variés, auxquels assistaient le roi, la reine et leur fils.
         La reine était très belle et douée d’une grâce qui la distinguait de la plupart des femmes de son royaume. Elle était simple. Elle n’avait rien de ces belles, parées de bijoux et d’étoffes précieuses, qui ne possèdent aucune grandeur et qui pourtant se rêvent en princesses irrésistibles. De plus, sa grande bonté lui valait la considération et le respect de tous et lui évitait les jalousies mesquines. Le roi, un brave bonhomme, rondouillard, tranquille et sans histoires faisait le bonheur de sa femme par son humour, son intelligence, sa grande érudition et l’amour démesuré qu’il portait à son fils. Et ce dernier, ce fils, comment était-il ? Beau comme le soleil, doux comme la brise d’un soir d’été, toutes les filles du royaume en étaient amoureuses. Il avait reçu la meilleure éducation possible dans tous les domaines possibles. Il savait les mathématiques, la littérature et même la cuisine. Il montait à cheval, maniait les armes à la perfection lors de combats amicaux avec les autres garçons de son âge et, par-dessus tout, il adorait ses parents qu’il essayait de satisfaire chaque jour. Ces derniers lui avaient construit un château au bord d’un grand lac près de la forêt. Il vivait là, entouré de tous ses amis et de leurs familles. Ce château, avec le temps, était devenu prospère. On y trouvait tous les corps de métiers depuis le sabotier jusqu’à l’éleveur de bétails et, tout autour, s’étendaient de grands champs et de riches vergers qui fournissaient blé et fruits en quantité. Ainsi, comme dans le grand royaume, on y vivait plutôt heureux. Cela ravissait les parents du prince qui voyaient ainsi que leur fils pourrait devenir à son tour, un grand monarque pour la joie et le bonheur de tous.
Bref, tout allait bien au pays du roi et de la reine. Tout aurait pu continuer ainsi pendant longtemps dans le royaume, si une sorcière, très laide et très méchante, qui détestait par-dessus tout, cette famille heureuse, n’avait pas choisi d’y vivre. Cette mauvaise femme était la mère d’un garçon qui avait à peu près le même âge que le prince. On se demandait d’ailleurs comment cela se faisait car on n’avait jamais trouvé dans le royaume un homme qui eût songé, ne serait-ce qu’un instant, à l’épouser. Mais bon, elle devait bien avoir un amoureux quelque part, peut-être dans un autre pays ? La sorcière enrageait de voir ce prince si beau, si instruit, si courageux, si aimé de tous, quand son fils, qui vivait avec elle, n’avait d’autres occupations que de dormir toute la journée. Ce garçon n’était pourtant pas bête, ni laid. Il était plutôt robuste mais il ne s’intéressait pas à la vie. Il faut dire qu’être né d’une mère pareille ne motive pas forcément à se lever le matin.

Tous les ans, au printemps, on organisait un beau tournoi dans le but de désigner le plus grand guerrier de la région. De partout, venaient alors de valeureux garçons, prêts à toutes les épreuves car ce titre assurait pendant une année entière la gloire, la richesse et l’amour des filles du royaume. Un midi, la sorcière réveilla son fils et lui dit :
« Habille-toi ! Tu sais que bientôt se déroulera un tournoi qui désignera le plus grand guerrier du royaume ? Eh bien, tu vas y participer…Et tu vas gagner ! Mais pour cela il va falloir que tu t’entraînes. »
Elle lui donna une épée, un bouclier et elle cracha par terre. Aussitôt,  jaillit du sol un colosse tout en armure, à la tête de momie et au corps de gorille. Elle dit à son fils :
« Vas-y, frappe ! Et terrasse-le ! »
Le garçon leva difficilement son épée et porta un coup si faible au monstre que celui-ci ne se rendit compte de rien. Puis, à son tour, le monstre frappa violemment le pauvre garçon qui n’eut que le temps d’interposer son bouclier pour ne pas être découpé en deux. Le choc fut terrible et le fils de la sorcière s’en alla rouler à terre. Il se releva péniblement et reprit le combat. Mais la lutte était inégale et, tout le restant de la journée, le garçon reçut des coups. Alors le soir, découragé, fatigué, pressé d’en finir, il finit par s’énerver et, levant son épée, il jeta ses dernières forces dans la bataille. L’assaut fut terrible et, pour la première fois, son adversaire tomba à terre. Heureux et surpris, le fils de la sorcière dit à sa mère :
« C’est moi qui ai fait ça ? »
Elle lui répondit :
« Eh bien, tu vois mon petit, lorsque tu t’en donnes la peine tu y arrives ! »
Fier et joyeux, il promit alors qu’il allait s’entraîner pour être fin prêt pour le tournoi. Et c’est ce qu’il fit.

         Le grand jour arriva. Et de partout, il vint des princes, des paysans, tous sélectionnés pour leur courage et leur habilité au maniement des armes. Toutes les filles et tous les garçons s’étaient également donnés rendez-vous ici. Car chacun et chacune espérait trouver l’amour en ce jour de fête. Partout on riait, on chantait, on dansait, on se régalait des meilleurs vins.
Le tournoi commença.
Les règles en étaient simples. On se combattait un contre un, armé d’une épée, d’un bouclier, et protégé par une cotte de maille. Le premier à terre perdait le duel. Il était interdit de blesser son adversaire ou pire de le tuer sous peine d’emprisonnement à vie. D’ailleurs, le tranchant et la pointe des épées étaient émoussés pour éviter les accidents.
C’était un jour de fête et il faisait très beau. Alors en tout lieu on s’embrassait. On s’embrassait derrière les meules de foin, sous les tonnelles, dans de petits bateaux qui voguaient paisiblement sur la rivière. On s’embrassait en plein soleil dans un champ de luzerne ou à l’ombre des grands chênes pour ne pas être surpris. On se faisait des bisous pour s’amuser et même parfois, plus sérieusement, parce que l’on était amoureux. Et souvent, les bisous se transformaient, au fil des heures, en baisers passionnés, tandis que des baisers sérieux redevenaient plus légers. En ce beau jour, de nombreux mariages furent promis.
Les combats se déroulèrent tout le jour. Ils furent très disputés cependant, on ne déplora aucun blessé. Vers huit heures du soir, seuls, le prince et le fils de la sorcière restaient en lice. Ils commencèrent doucement le combat. C’était jour de fête n’est-ce pas ? Mais très vite, on se rendit compte que le fils de la sorcière ne jouait pas. Il voulait vraiment être reconnu comme le plus grand du tournoi. Il lançait des attaques si puissantes contre le prince que ce dernier se serait écroulé sous les coups, s’il n’avait pas été un prodigieux guerrier. Les bisous avaient cessés et chacun retenait son souffle. Même les oiseaux avaient cessé de chanter : On sentait qu’un drame pouvait arriver. Mais le prince tint bon et la surprise passée, il reprit la direction du combat. A son tour, il manœuvra si adroitement qu’il finit par renverser son adversaire. Celui-ci tomba à terre et, à la grande satisfaction de tous, le fils du roi et de la reine fut déclaré vainqueur.
         Le prince s’approcha, face à  la tribune royale pour recevoir le prix des mains de son père. Derrière lui les gens criaient « hourra ! » et applaudissaient à tout rompre. Alors la sorcière, ivre de rage, sortit de la foule, s’avança en le montrant du doigt et vociféra:
« Il n’est pas écrit, qu’aujourd’hui, tu deviennes le plus grand guerrier du royaume ! Tu en seras plutôt le plus petit ! Je te condamne toi et tes sujets à n’être pas plus grand que le petit doigt d’une main et à vivre ainsi jusqu’à ton dernier jour ! »
Aussitôt, le prince et ses sujets devinrent aussi petits que le petit doigt d’une main. La sorcière ajouta :
« De plus, tu habiteras loin d’ici, de sorte que tu ne puisses plus revoir ni ton père ni ta mère. »
Alors le prince, ses sujets et son château, devenus minuscules, furent transportés en haut de la montagne et la sorcière se mit à rire, d’un rire maléfique qui glaça le sang de tous.
         Ce fut, pour le couple royal, un choc terrible. La reine se mit à pleurer et le roi, posant sa main sur son épaule, tenta de trouver les mots qu’il fallait mais ce ne fut pas facile. Le désespoir de la reine fut immense et son mari, bien que très courageux, sentait également monter en lui une tristesse infinie. Mais, me direz-vous, comment se fait-il qu’aucune fée n’intervint pour contrer cette malédiction ? Eh bien, tout simplement parce que ce jour-là, aucune d’entre elles n’assistait à la fête. Ce tournoi, nous l’avons dit, était avant tout un jour de réjouissance et se passait toujours bien. Aucun ennui n’en avait jamais troublé le bon déroulement. Alors, au fil des ans, les fées avaient pris l’habitude de se réunir à ce moment-là, pour un pique-nique entre copines. Ainsi, à l’instant de la catastrophe, elles se partageaient un poulet froid, sous un arbre, au bord d’une rivière qui coulait paisiblement, loin de la tragédie qui se jouait pour la famille royale. Le soir, à leur retour, elles furent terrifiées par la nouvelle.

Le petit château s’élevait maintenant dans une plaine en haut de la montagne. Mille personnes, toutes de la taille d’un petit doigt y habitaient. On trouvait là, des meuniers, des guerriers, des vaches, des volailles, des moutons, des semences et même un poète. Les premiers temps furent difficiles. En effet, on évitait de trop manger car on avait peur de manquer de nourriture. Cependant, on finit par planter du blé, des arbres fruitiers et des légumes. Quelle bonne surprise, lorsque l’on s’aperçut que tout poussait très vite et que toutes ces plantes devenaient géantes ! Ainsi, les pommes étaient immenses, trente hommes pouvaient y croquer. Un seul épi de blé donnait de la farine pour vingt pains et d’un raisin, on tirait cinq litres de vin. En fait, il s’agissait là d’un charme des fées car elles n’avaient pas abandonné le prince. Et, à défaut de pouvoir rompre la malédiction, elles essayaient d’en atténuer la rudesse en lui permettant d’avoir de la nourriture en abondance. De même, près du château, sur un pic rocheux,  nichait un aigle royal. Pour les habitants il représentait une menace terrible et on avait peur que, brusquement, il se décide à fondre, les ailes déployées, pour gouter à ses petits êtres qui, d’en haut, ressemblaient à s’y méprendre à de petites souris. Fort heureusement les fées l’avaient, par magie, rendu myope et, dorénavant, il ne voyait pas plus loin que le bout de son bec. Il ne remarquait même pas la présence du château. Il lui aurait fallu de puissantes lunettes. De plus, grâce à leurs pigeons voyageurs qui, pour le coup, transportaient  la nourriture avec leurs pattes, les fées envoyaient de la viande rouge, au grand oiseau qui n’avait même plus à chasser pour manger. Tous les matins son nid était empli de morceaux de bœuf bien saignants. Repu, il restait dans son repaire toute la journée. 
Mais la reine, restée dans la vallée, se lamentait de ne plus voir son fils. Elle pleurait sans cesse et ne trouvait de consolation que dans la compagnie de son époux. Elle interrogeait sans cesse les fées pour connaître le moyen de retrouver le prince. Mais ces dernières n’avaient pas de réponses à lui donner. Elle décida de lui écrire comme elle le faisait quand, enfant, il demeurait loin d’elle. Elle rédigea une lettre dans laquelle elle lui parlait des tourments que lui causait son absence. Elle lui demandait de revenir et le priait de répondre dès qu’il aurait reçu son message. Elle souffla sur le papier, les lettres s’en détachèrent et flottèrent au-dessus de la table. Elle dit :
« Vole ! Vole vers mon enfant.
Que ni le vent, ni l’orage
Ne perturbe ton voyage. »
Alors les lettres se rassemblèrent en un petit oiseau qui s’envola bien vite par la fenêtre. Un petit oiseau couleur de désespoir.

         Dans le petit château, on s’amusait fort bien. La nourriture était abondante, on organisait de belles fêtes et surtout, le prince était amoureux. Il avait rencontré une jeune fille. Elle l’aimait secrètement depuis de nombreuses années mais elle n’avait jamais osé l’approcher. En bas, le jeune homme ne l’avait jamais remarqué : Il avait trop d’occupations. Mais là, il était plus détendu. Elle avait su le charmer par sa grâce, sa beauté et son intelligence. Alors, l’amitié agréable et divertissante qu’il éprouva très vite pour elle lors de leurs premières rencontres, se mua, au fil du temps, en un amour passionné. Aujourd’hui, il ne pouvait plus se passer d’elle et il souhaitait l’épouser.
         Le prince était assis à son bureau lorsque l’oiseau couleur de désespoir arriva. Les lignes se reformèrent et se posèrent sur une feuille de papier blanc qui se trouvait là. Le prince lut la lettre et fut bien affligé d’apprendre que sa mère souffrait tant. Cependant, lui n’était pas malheureux alors, pour la consoler, il entreprit de lui répondre et rédigea sa lettre en ces termes :
« Chère maman, je suis bien ennuyé de savoir que mon éloignement vous rend si triste. Mais ne vous souciez guère. Ici nous ne manquons de rien et, maintenant, je suis accompagné de la plus charmante personne qui soit. Elle est belle comme le jour et je crois que j’en suis très amoureux. Bien sûr, il me tarde de revenir parmi les hommes et je n’apprécie pas beaucoup d’être aussi petit mais, encore une fois, sachez que je ne suis pas malheureux. Votre fils qui vous aime. »
Il souffla sur les lettres :
« Vole ! Vole vers ma douce maman.
Que le soleil et les nuages
Accompagnent ton voyage »
Un petit oiseau couleur d’espoir pris son envol par la fenêtre.
Mais la sorcière surveillait le petit château. Alors elle mit sur la route de l’oiseau un parchemin ensorcelé. Ainsi les lettres se posèrent et elle put lire le message. Elle entra dans une rage folle :
« Comment ? Il est heureux ? Il est amoureux ? L’ai-je banni pour entendre de telles horreurs ? Cela ne va pas se passer comme cela ! Que son château et tous ses occupants soient transportés au milieu des marais ! » Ainsi fut fait et instantanément tous se retrouvèrent en ces lieux maudits.

Une épaisse brume recouvrait l’endroit, telle une chape impénétrable que le soleil n’arrivait pas à percer de ses rayons. Il faisait très sombre et on ne voyait guère à deux pas. A la surface des eaux, éclataient des bulles d’air qui dégageaient des odeurs pestilentielles tandis que, sous la surface, on devinait des bêtes issues des cauchemars les plus effrayants. Sur les terres, de nombreux arbres aux troncs tordus et aux branches cassées semblaient comme autant de misérables pétrifiés, endormis pour l’éternité. Le petit château s’élevait maintenant sur une île perdue au milieu de ces marécages. En son sein, très vite, toute joie avait disparu et l’on tremblait, à la fois de peur et de froid. Des crapauds et des serpents, gigantesques pour les petits habitants du lieu tournaient autour de la bâtisse. Attirés par l’odeur de la chair fraîche, ils tentaient de s’y introduire pour y déguster un bon repas. Beaucoup de gens tombèrent malades et bientôt, la mort devint une compagne de tous les jours. Le désespoir envahit le prince lorsque sa fiancée fut atteinte par  un mal étrange qui la força à rester au lit avec une forte fièvre. Mais le pire était encore à venir car bientôt se présenta un géant terrifiant, un géant aux yeux de pierre. Il soulevait le toit du château et attrapait, au hasard, une ou deux personnes qu’il croquait sans tarder. Terrifiés, les gens tentaient de se cacher mais le géant revenait chaque jour et dans ses yeux on ne voyait aucun remords, aucune pitié, aucune trace d’humanité.
Alors le prince demanda de l’aide à sa mère. Il lui écrivit plusieurs fois, lui demandant d’apporter à manger car lui et ses sujets avaient faim. Il lui demandait également de venir le chercher pour le sortir de cet enfer. Et la sorcière interceptait l’oiseau et riait beaucoup au récit de ses malheurs. La reine, de son côté ne recevait aucune nouvelle. Son angoisse augmentait chaque jour. Un matin, la sorcière décida de punir encore plus cette famille. En se faisant passer pour le prince, elle écrivit à la reine une lettre dans laquelle elle lui expliquait qu’une barque l’attendrait le lendemain, à l’aube, afin qu’elle traverse le marais jusqu’au château. La reine en fut bouleversée et ne put dormir cette nuit-là. Le lendemain, elle partit donc de bonne heure, accompagnée d’une servante qui emmena avec elle, outre un sac de vivres, trois petits coffres remplis de richesses. Elles parvinrent au rivage où effectivement une barque l’attendait avec, à son bord, un gros homme chauve, à la peau verte et visqueuse, telle celle des grenouilles. C’était la sorcière qui avait pris cette apparence. Elle jubila en voyant arriver sa rivale et lui indiqua, d’un geste, qu’elle et sa servante pouvaient monter à l’avant de l’embarcation. La reine était très triste mais très belle. Dans le malheur, elle avait su garder sa dignité.
« Il y a un prix à payer, dit la sorcière.
  je le sais, lui répondit la reine qui croyait parler à un simple passeur. J’ai apporté des pierres précieuses.
  J’accepte tes pierres, lui répondit la sorcière. »
Et la servante ouvrit le coffre qu’elle vida dans le sac de la sorcière.
« Bien…Bien…fit cette dernière. Mais je crains que cela ne soit pas suffisant.
  J’ai d’autres richesses, lui répondit la reine.
  Il ne s’agit pas de richesses…Je veux que tu abandonnes ta jeunesse ! »
La reine tressaillit à ces mots mais elle ne réfléchit pas longtemps et accepta le marché. Sa jeunesse s’envola et la barque quitta la rive. Cependant, la servante avait ouvert discrètement le premier coffre, qui était à présent vide, et la jeunesse de la reine s’y était réfugiée. La servante referma le coffre pour la garder bien à l’abri.

         La barque accosta près du petit château. La reine voulut descendre mais la sorcière l’en empêcha :
« Voici, j’ai rempli mon contrat. Pour le peu que vous m’avez donné, je ne peux vous autoriser à en voir plus.
  Mais c’est impossible ! Il faut que je lui parle !
  Alors, il faudra revenir demain. »
Et la sorcière à l’air de grenouille, partit d’un rire gras et moqueur. Elle plongea ses avirons dans l’eau et, d’un grand coup, elle éloigna l’embarcation du rivage.

         Les rides avaient envahi le visage de la reine. Et ses mains flétries semblaient celles d’une centenaire. Ses cheveux avaient blanchi et elle tremblait légèrement. Mais elle restait belle et gracieuse. En la voyant, la plupart des gens eurent mal pour elle car ils l’aimaient beaucoup. Ils savaient qu’il s’agissait là d’un sort et ils continuaient à la respecter. Toutefois, certains se demandèrent s’il était raisonnable de laisser les affaires du royaume à une vieille personne qui, peut-être, n’avait plus toutes ses facultés. Ainsi, parmi la population, des rumeurs se propagèrent, des médisances circulèrent. Certains se disaient qu’il y avait là un coup à jouer et des femmes se voyaient déjà à la place de la reine. Lorsque le malheur frappe un royaume, des  personnes sortent toujours de l’ombre et tentent d’imposer leur point de vue souvent funeste au reste de la population.

Le lendemain, la reine se présenta sur les berges du marais. La même servante l’accompagnait. Elle avait apporté avec elle les trois petits coffres. La sorcière, toujours sous l’apparence du gros homme à la peau verte, les attendait.
« Alors, dit-elle qu’as-tu à m’offrir aujourd’hui ?
  J’ai de l’or, répondit la reine.
  J’accepte ton or. »
Et la servante vida le deuxième coffre dans le sac de la sorcière.
« Parfait ! Dit-elle d’un ton satisfait. Mais il me faut plus ! »
La reine, résignée, demanda faiblement :
« Que désirez-vous de plus ?
  Je veux ta grâce ! »
Alors elle abandonna sa grâce. Cependant, comme la première fois, la servante avait gardé le coffre ouvert : la grâce de la reine s’y réfugia.

Mais comme le matin précédent, elle ne put descendre de la barque. « Il faut que tu reviennes demain, lui dit la sorcière. »  Et la reine accepta car elle désirait par-dessus tout revoir son fils.

La reine avait perdu sa jeunesse et sa grâce mais elle demeurait fort belle. Elle était voûtée, ses gestes étaient devenus gauches et elle se montrait, à table, elle qui avait toujours servi d’exemple aux plus belles, d’une horrible maladresse. On commençait à la moquer. On riait et les plus virulents réclamaient son départ. Mais, elle, pétrie de chagrin, ne se souciait pas de ce que l’on disait. Elle voulait revoir son fils.
         Le lendemain, à l’aurore, la sorcière, toujours sous l’apparence du passeur lui demanda :
« Alors, que m’apportes-tu ?
  J’ai apporté avec moi mes plus beaux bijoux.
  Montre les moi…Oui…Ils sont jolis…Très beaux même. Je me vois bien avec ce collier autour du cou. Et cette bague ? C’est un vrai diamant ?
  Bien sûr, répondit la reine.
  Je crois que cela ira.
  C’est vrai se réjouit la reine ?
  Oui, donne-les-moi. »
Alors la servante ouvrit le troisième coffre et vida son contenu dans le sac de la sorcière.

Ils quittèrent la berge. Le bateau glissait lentement. Puis, le brouillard enveloppa tout et bientôt on ne distingua plus aucun rivage. Dans le silence, le clapotis de l’eau restait le seul bruit rassurant de cette sinistre traversée, troublée seulement de temps en temps, par le cri lugubre d’un oiseau, proche ou lointain, on ne le savait pas. La sorcière ne disait plus rien et ramait lentement. Elle soufflait, fatiguée, car son corps, gros, vert et visqueux supportait mal l’effort prolongé qu’imposait cette navigation. Mais elle triomphait : bientôt elle aurait sa revanche. La barque accosta. Les deux femmes et la sorcière descendirent sur la terre ferme. Le petit château s’élevait là. La reine, six fois plus haute que lui, se demandait comment il fallait faire pour voir ses habitants. Elle se tourna vers le passeur resté en arrière et, saisie de stupeur, elle vit la sorcière à la place.
« Te voici au bout du voyage, lui dit cette dernière. Si tu veux pénétrer à l’intérieur, il faudra que tu me donnes bien plus que de l’or ou des bijoux. Si tu acceptes mon marché la malédiction sera levée et ton fils retrouvera la liberté.
  Que faudra-t-il que j’abandonne encore, répondit la reine accablée. Je n’ai plus rien à vous donner si ce n’est ma vie !
  Eh bien, c’est précisément ce que je veux… ta vie…
  Non, je ne peux pas ! Je vous en prie ! supplia la reine.
  La malédiction ne sera levée qu’à ce prix. Choisis. Pourrais-tu vivre en sachant le sort misérable fait à ton enfant ?
  C’est trop dur…
  Tu refuses ?
  Non ! S’écria la reine…J’accepte !
  Voilà qui est raisonnable. »
Alors la reine, la servante et la sorcière devinrent aussi petites que les habitants du château et ainsi, elles purent rejoindre le prince et ses compagnons.

         Lorsqu’elle vit son fils, la reine se mit à pleurer et se précipita vers lui. Ils s’embrassèrent longuement. Le fils était très amaigri et dans le lit, au fond de la pièce, dormait sa compagne toujours très malade. Il faisait très froid et des gouttelettes  d’eau suintaient des murs. La sorcière interrompit les retrouvailles.
« Tu connais les termes du contrat…
  Oui, répondit tristement la reine.
  Alors voici un couteau. »
Le prince suivait ce dialogue sans rien comprendre. Et, avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, sa mère se planta le couteau de la sorcière dans le cœur. Elle tomba à terre et le prince, ivre de chagrin, se précipita vers elle.
« Pardonne-moi, dit-elle faiblement… Pardonne-moi… » Et elle mourut.
Cependant, la servante avait ouvert le troisième coffre et la vie de la reine s’y réfugia. Le prince s’empara du couteau et fou de rage, il tua la sorcière. Le charme était rompu. Le château et ses habitants retrouvèrent leur grande taille et la place qu’ils avaient toujours occupée, au bord du grand lac, près de la forêt. Mais la reine était morte. Alors la servante se dévoila : C’était une fée ! Elle ouvrit le troisième coffre : La vie en sortit et revint dans le corps de la reine. Elle ouvrit les yeux et sourit. Puis la fée ouvrit le second coffre : La reine retrouva sa grâce. Et enfin, en ouvrant le dernier coffre, la fée rendit sa jeunesse à la reine. Elle se releva et embrassa son fils. Est-il besoin de vous décrire le bonheur de tous face à ce dénouement heureux ? Le prince avait cru perdre sa mère : elle était revenue à la vie. De son côté la reine retrouvait son fils : la malédiction n’était plus qu’un mauvais souvenir. Le roi rejoignit son enfant et sa femme. Leurs retrouvailles donnèrent lieu à une grande fête. Très vite, la fiancée du prince se remit de sa maladie ; ils se marièrent deux jours plus tard devant le roi et la reine. Cette cérémonie fut la plus belle jamais organisée dans le royaume. De toute part, on apporta des présents à l’heureux couple. Un prince hindou qui passait par là offrit même un éléphant couvert de diamants aux amoureux. On plaça le pachyderme dans l’écurie, avec les chevaux, en attendant de trouver mieux. On dansa pendant toute une semaine et tout le monde se sépara, fatigué, mais heureux comme si une nouvelle vie commençait pour chacun, une vie remplie d’amour et d’enfants. Mais n’oublions pas le fils de la sorcière. Car lui aussi finit par se marier. Et grâce à sa femme il apprit à aimer la vie