Le pacte
Voici une histoire que
l’on m’a racontée lorsque j’étais petit. Elle se passe en Mauritanie. Elle
parle de l’amitié entre un homme et un dauphin et du curieux pacte qu’ils
passèrent.
L’homme était pêcheur et chaque matin,
il se rendait au bord de mer avec son filet rond lesté de poids. Il le lançait
et ce dernier tombait au fond de l’eau, au-dessus des poissons. Alors l’homme
tirait sur la corde et ainsi il refermait le piège et ramenait la pêche sur le
sable. Il ne prenait pas beaucoup de poissons : Juste ce qu’il fallait
pour les repas du midi et du soir et de quoi aller vendre quelques pièces sur
le marché pour gagner un peu d’argent. En effet, il faut du sel, du poivre, de
l’huile pour cuisiner et du sucre pour mettre dans le café le matin. Mais, me
direz-vous, comment arrivait-il à attraper des poissons si près du
rivage ? C’est là qu’intervient le dauphin…En effet, chaque jour ce
dernier aidait son ami le pêcheur. Il venait du large, là où il y a des
poissons et poussait ces derniers vers la plage en leur faisant peur. Ainsi, le
pêcheur n’avait pas beaucoup d’effort à fournir pour réaliser une bonne prise.
Franchement, je trouve merveilleuse une telle collaboration entre un homme et
un animal. Qui n’a jamais rêvé un jour d’avoir un dauphin pour ami ?
Et la vie s’écoulait
paisiblement. L’homme avait des joies et des peines d’homme et le dauphin des
joies et des peines de dauphin. L’homme n’avait pas toujours été pêcheur. Il
avait travaillé à la mine pendant de longues, très longues années. Il y avait
appris la douleur d’un métier mal payé et très dur, la douleur de l’effort
injustement récompensé. Mais, il fallait qu’il nourrisse sa famille qui se
limitait alors à sa femme et au père de cette dernière. Il n’avait pas le
choix. C’est pour cela qu’il avait réussi à surmonter sa peine. A cette
époque, Il n’avait pas d’enfant. Lorsque
son fils était né, il avait décidé de quitter la mine, mais il restait
marqué : Il se reprochait bien souvent d’avoir vécu comme un esclave
pendant que d’autres avaient la belle vie.
Un jour, l’enfant tomba
gravement malade. Le médecin déclara qu’il craignait le pire : il pouvait
même mourir. Le pêcheur était très triste mais il alla tout de même à la plage.
Parvenu en bord de mer, il n’arriva pas
à se concentrer. Il lançait son filet n’importe comment et ce jour-là, il ne
ramena rien du tout. Le dauphin s’en aperçut, il se rapprocha du rivage et lui
dit : « Que se passe-t-il ? Pourquoi n’arrives-tu pas à
travailler aujourd’hui ? Je fais pourtant de mon mieux pour t’aider mais
cela n’a pas l’air de suffire…
— Mon
enfant est gravement malade. Je m’inquiète beaucoup…
— Ah !
dit le dauphin…Je comprends… »
Mais le chagrin, la révolte devant l’injustice de sa situation avaient
énervé le pêcheur. Alors, pour la première fois, il s’emporta contre son ami.
« Non, tu ne peux pas comprendre. Toi, tu es libre. Tu n’as pas besoin de
travailler. Tes enfants se débrouillent tous seuls. Tu te promènes dans le
vaste océan sans entrave ni chaîne. Seul ton désir te guide et tu n’as aucun effort
à fournir pour trouver ta nourriture. Nous autres, les humains, nous sommes
accablés de devoirs. Nous sommes responsables de nos enfants, nous devons
trouver notre place dans la communauté et, même entourés de nos proches, bien
souvent nous nous sentons seuls.
— Tu
es injuste, lui répondit le dauphin. Que connais-tu de la vie d’un habitant des
mers ? Comment sais-tu que, parfois, nous ne sommes pas nous-mêmes
malheureux?
— Tu
n’es qu’un animal lui répondit l’homme…Tu ne penses pas comme nous. »
Le dauphin fut très affecté par ces paroles blessantes. Alors il proposa
au pêcheur : « Très bien, puisqu’il est si facile d’être un
dauphin et si dur d’être un homme, je te propose que nous échangions nos
places. Ainsi, nous pourrons comparer.
— Si
tu veux lui répondit l’homme. De toute façon je n’ai rien à perdre. Cela me
reposera. »
Ainsi, l’esprit du pêcheur entra dans
le corps du dauphin et l’esprit du dauphin entra dans le corps de l’homme.
« Nous continuerons comme
avant !
— je
viendrai pêcher dit le dauphin.
— Et
moi, je te rabattrai le poisson, dit l’homme. »
L’homme, dans le corps du dauphin,
partit vers le large. Il se disait : « Quel bonheur que de
pouvoir nager librement sous la surface de l’eau ! Il ne sait pas ce qu’il
perd, mon ami le dauphin ! »
Le dauphin, dans le corps
de l’homme, se dirigea, guilleret, vers la demeure de ce dernier. Il se
disait : « Je vais avoir une maison, avec une cheminée. Quel
bonheur ! Il ne sait pas ce qu’il perd, mon ami le pêcheur ! »
Le premier jour se passa
pour tous les deux comme dans un rêve. Le dauphin vint comme promis lancer son
filet et l’homme, un peu maladroitement au début, lui rabattit le poisson. Le
soir, le dauphin rentra dans la maison du pêcheur et ce dernier, pour sa part,
fit la connaissance d’autres dauphins car ces animaux aiment volontiers
discuter. Bien sûr, aucun des deux ne dit un mot de leur curieux marché.
Le fils du pêcheur était malade, très
malade. Le dauphin, qui lui-même avait eu un fils lorsqu’il était jeune, savait
combien il est important pour les petits de se savoir aimés. Surtout lorsqu’ils
sont souffrants. Alors, il lui prodigua toute la tendresse dont il était
capable et le veilla tard dans la nuit. Il lui raconta les aventures des
habitants des océans, les folles cavalcades à la surface de l’eau, la nuit au
clair de lune, les grands voyages dans les îles du pacifique et la légende de
la ville d'Ys, une grande légende de la mer,
de cette façon :
Le roi Gradlon, roi de Cornouaille,
épousa Malgven, la reine du nord et tous deux eurent une fille qu’ils
prénommèrent Dahut. Malgven mourut quelques temps après. Alors le roi
construisit pour sa fille une ville au milieu des flots, la ville d'Ys. Elle
était protégée par un épais rempart et seule une lourde porte en permettait
l'accès. La clé était gardée par Gradlon. La princesse Dahut y faisait des
fêtes tous les soirs et chaque nuit elle avait un nouveau fiancé qu'elle tuait
au matin. Saint Guénolé exhortait Dahut à cesser sa vie de pécheresse. Mais
elle ne l’écoutait pas. Un jour un chevalier arriva et refusa les avances de la
princesse. Il lui dit: « si tu me veux, ramène-moi la clé gardée par
ton père. » Dahut fit ce qu'il demandait. La tempête faisait rage et le
chevalier, avec la clé, ouvrit la porte de la ville. L'eau s'y engouffra et tout
le monde périt noyé. Dahut s'enfuit avec son père, sur les flots, en
chevauchant Morvarc'h "le cheval de mer" qui soufflait du feu par les
naseaux. Saint Guénolé poussa la princesse dans les flots pour la punir et
Dahut devint alors une sirène. Emerveillé par tous ces récits, l’enfant
s’endormait, des rêves plein la tête et le dauphin soupirait en pensant à son
propre petit qu’il n’avait pas vu depuis longtemps.
Le pêcheur après avoir
bien ri avec ses nouveaux amis se dit qu’il mangerait bien un petit anchois et
partit à la recherche de son repas. Il nagea longtemps. D’abord lentement puis
le plus rapidement possible. Il tournoyait sur lui-même, il faisait des bonds
hors de l’eau, pour replonger aussitôt la tête la première et transpercer les
flots comme une épée transperce un tissu. Le soleil brillait haut dans le ciel
et la mer scintillait de mille feux. Quel plaisir il avait de se sentir ainsi
filer telle une torpille ! La vitesse, la liberté le grisaient. Jamais il
ne s'était senti aussi bien. Il en
oublia même de manger.
Le lendemain matin, ils se retrouvèrent
au bord de la plage. « J’ai vu ton fils, il ne va pas très bien, dit le
dauphin.
— Je
sais, dit le pêcheur. Et il ajouta : Je n’en peux plus de tous ces
malheurs. Comme tu dois être heureux de vivre dans les océans ! Oui, comme
tu dois être heureux, lui répéta-t-il. Je te propose un autre marché. Restons
comme cela : tant que mon fils sera malade, tu t’occuperas de lui et moi
je pourrai me reposer.»
En écoutant cela, le dauphin pensa « Comment ! Il préfère
jouer plutôt que de veiller son enfant. Mais, il reviendra, il faut être
patient…
— D’accord !
dit le dauphin.
Le pêcheur bondit de joie hors de l’eau.
— Alors,
au travail ! »
Il partit vers le large, repéra un banc de poissons et entreprit de le diriger
vers le dauphin. La pêche fût bonne.
Les jours suivant, l’état
du petit garçon empira, alors le dauphin décida, que pour rester près de lui,
il n’irait plus à la pêche. Il en informa l’homme qui déclara qu’il en
profiterait pour faire des découvertes en haute mer. Trois jours passèrent,
puis une semaine. Le dauphin faisait de son mieux au chevet du petit malade. Il
le dorlotait, le cajolait, lui donnait de bonnes choses à manger.
Malheureusement, le dauphin n’eut bientôt plus d’argent pour nourrir sa
famille. Désespéré, il alla sur la plage et appela son ami. Mais celui-ci ne
revenait pas. Alors il chercha du travail et le seul qu’on lui offrit fut dans
la mine.
Le pêcheur partit loin. Et
ce voyage, pour lui qui n’avait jamais navigué, ni même quitté les alentours de
son village fut, après l’allégresse des premières découvertes, une horrible
révélation. Il faillit plusieurs fois être tué par les hélices des bateaux. Il
avala un morceau de plastique en le prenant pour un poisson. Il évita de justesse
d’être pris dans les immenses filets de plusieurs kilomètres de long que les
chalutiers industriels déploient et qui ratissent le fond des mers,
engloutissant tout sur leur passage. Ainsi, il découvrit la puissance des
hommes qui détruisent la nature, vident les océans, éradiquent les espèces, les
baleines, les ours, polluent les forêts et qui finira bien un jour par le tuer,
lorsqu’il n’y aura même plus d’oiseaux dans les villes.
Un autre danger le
guettait, invisible : Un dauphin, en plus de ses yeux, peut se diriger par
le son, comme les chauves-souris. Il envoie des ondes qui rebondissent sur
l’obstacle et reviennent vers sa mâchoire qui recueille ces signaux. Il peut
alors les analyser et comprendre ce qui se trouve en face de lui, même dans le
noir. Or, de nombreux bateaux émettent des ondes identiques à l’aide de sonars.
Ces dernières déstabilisent les dauphins ou les baleines en perturbant leurs
sens. Un matin, le pêcheur fut pris dans l’une d’elle, émise par un navire. Il
ressentit cela comme une véritable explosion qui l'assomma littéralement et le
laissa évanoui. Il dériva longtemps, sans pouvoir lutter contre le courant.
C'est pour cela qu'il ne revint pas pendant de longs jours vers son ami.
Le dauphin se rendit à la
mine. On lui remit un casque et ses habits de mineurs. Tout d'abord, près du
puits d'entrée, il hésita: il avait peur. Puis, comme il ne voulait pas passer
pour un lâche, il prit sur lui et descendit avec ses nouveaux compagnons. En
bas il faisait presque nuit et l'air était humide. Il alluma sa lampe. Il y
avait déjà du monde et il vit des wagonnets remplis de houille tirés par des
chevaux. Dans les galeries, ces derniers avançaient avec peine. « Ainsi,
ici, même les animaux souffrent, se dit-il » Puis, on lui indiqua où il devait
creuser et, toute la journée, il s'acharna avec son piolet à extraire du
charbon. Il faillit se blesser plusieurs fois. Alors, il accueillit avec
soulagement la pause de midi. En mangeant son casse-croûte, il discuta avec ses
compagnons:
« Tu es nouveau, non ? lui demandèrent-ils.
— Oui,
répondit-il.
— Alors,
bienvenue... Tu verras, ici on travaille dur. Mais, c'est la vie...Et puis, en
général, il n'y a pas de problèmes entre nous. Si tout le monde y met du sien,
cela se passe bien. On a déjà assez de difficultés pour ne pas en
rajouter! »
Puis, comme avec ses amis dauphins, il discuta plein d’enthousiasme avec
ses nouveaux camarades. Il découvrit là une franche amitié et fut accepté par
tous. Treize heures : Le travail reprit jusqu’au soir. Et lorsqu’il rentra
chez lui, il était fourbu mais fier : Il avait gagné de quoi nourrir sa
famille.
Entre-temps,
l’homme avait repris ses esprits. Alors il pensa avec regret à sa femme et à
son enfant. Il résolut de rentrer chez lui. Il parvint à la plage un matin, de
très bonne heure. Le dauphin, qui ne travaillait pas, était sur le rivage. Ils
se regardèrent longtemps.
C’est le dauphin qui parla le premier :
« Comment vas-tu ?
— Je
vais bien lui répondit l’homme.
— Je
sais maintenant ce que peut-être une vie d’homme, poursuivit le dauphin.
— Et
moi j’ai compris ce que peut être une vie de dauphin reprit le pêcheur.
Pui il ajouta :
— Comment
va mon fils ?
— Il
va mieux, lui répondit le dauphin. Le médecin a dit qu’il sera bientôt guéri.
— J’aimerais
le revoir. Sa mère et lui me manquent.
— Alors
reprenons nos rôles respectifs ! Continua le dauphin. »
Ainsi l’esprit du dauphin
réintégra le corps du dauphin et l’esprit du pêcheur, le corps du pêcheur.
« Nous continuerons à nous
aider !
— Je
viendrai pêcher, dit l’homme.
— Et
moi, je te rabattrai le poisson, dit le dauphin »
La vie reprit comme avant
avec cependant une petite différence. Chacun connaissait mieux l’autre. Chacun
savait ses désespoirs, ses doutes, ses bonheurs et ses chagrins. Mais ils n’en
parlèrent pas. Leur amitié forcit et elle dura de longues années encore. Voici
l’histoire telle que l’on me l’a racontée. Je ne sais pas si elle est vraie.
Mais, elle est belle, n’est-ce-pas ?